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La chronique de Jacques Pilet: «Empalés sur leur clocher»

Jeudi, 4 Août, 2016 - 05:59

Le 1er août fut joyeux, les feux généreux, les discours attendus. Tranquille patriotisme. Heureusement. Lorsqu’il monte les tours, il vire au chauvinisme. Partout l’air du temps va dans ce sens. La nation, les racines, l’identité, avec la xénophobie en filigrane, on n’en peut plus.

Retrouvée chez des amis chantants, une chanson de Brassens sonne aujourd’hui comme une provocation: La ballade des gens qui sont nés quelque part. Le poète y va fort sur «la race des chauvins, des porteurs de cocardes».

«Maudits soient ces enfants de leur mère patrie
Empalés une fois pour toutes sur leur clocher
Qui vous montrent leurs tours, leurs musées, leur mairie
Vous font voir du pays natal jusqu’à loucher
Qu’ils sortent de Paris ou de Rome ou de Sète
Ou du diable vauvert ou de Zanzibar […]
Ils plaignent de tout cœur les pauvres malchanceux
Les petits maladroits qui n’eurent pas la présence
La présence d’esprit de voir le jour chez eux.»

Au fond, pourquoi cette allergie? Parce que le chauvinisme divise, peut conduire à la guerre, mais surtout, il ratatine l’esprit et la vision, il coupe du réel, il fait des monomaniaques, il rend stupide.

L’inénarrable Ueli Maurer en apporte une nouvelle illustration avec son discours du 1er Août. Le conseiller fédéral a longuement évoqué le roman de Jeremias Gotthelf L’araignée noire (1842). Il raconte l’histoire d’un village qui, pour payer moins d’impôts au prince et s’enrichir, conclut un pacte avec le Diable. Qui exige alors qu’un enfant par famille ne soit pas baptisé. Cela tourne mal. Un baiser du malin fait d’une paysanne une araignée noire qui sèmera la désolation.

«Très actuel», selon Maurer, qui ne cache pas son arrière-pensée. Conclure un accord avec l’Union européenne au nom de l’économie, c’est diabolique. C’est se trahir. On connaît la conviction de cet UDC, plus radical encore que ses propres troupes, souvent plus pragmatiques. On peut sourire de son passéisme, mais ce genre de discours porte en Suisse alémanique.

Il existe bien sûr toutes sortes de chauvinismes. Le claironnant à la française, le provincial à la catalane, le catholique à la polonaise, le musulman à la turque, l’épique à la russe… et le campagnard à la suisse. Nous aimons tant nous gaver d’images d’une paysannerie sans rapport avec la réalité urbaine et mélangée. Dans les pubs, à la télé, les armaillis, leurs vaches, leurs montagnes envahissent le paysage. Le plus beau du monde évidemment.

Ce n’est pas la pire façon de cultiver le nombrilisme national. Mais ces petits drapeaux rouge et blanc plantés partout, à la longue, ne font pas de bien à la tête. Et creusent les écarts avec les «autres», d’ici et d’outre-frontières.

Nous ne sommes pas seulsà nous enfoncer dans ce que déteste Brassens. Et pour cause. L’internationalisme est passé de mode. Celui du poète, gentiment anarchiste, a disparu. Celui de la révolution rouge, on le disait prolétarien, s’est effondré. Celui du libéralisme mondialisé est encore bien là, mais de plus en plus contesté. Jusqu’aux Etats-Unis, dans les deux camps, on commence de maudire les traités de libre-échange. Quant au plus raisonnable, expérimenté en Europe, basé sur une alliance volontaire de peuples que rapprochent une civilisation et une histoire, ouverte néanmoins sur le reste du monde, il est critiqué de toute part.

Alors il n’en reste qu’un. Montant, virulent, ravageur. L’internationalisme de l’extrême islamisme.

Dès lors, vers quoi se tourner? Cultiver le nationalisme, invention relativement récente dans l’histoire, qui a fait couler tant de sang?

Ou ne pas se laisser intimider. Tel le conseiller fédéral Didier Burkhalter qui, lui, a tenu un discours quasi onusien. Aux antipodes du propos de son collègue à la mine grincheuse. Le Neuchâtelois évoquait les guerres, les réfugiés, le terrorisme, cherchant les moyens de faire face. «Nous avons le choix: le choix entre regarder de loin et attendre, ou se rendre compte que rien n’est si loin et qu’il faut agir, que nous avons un rôle à jouer. Le choix entre être spectateur et acteur dans notre monde.» Sa dissertation sur «l’eau et le feu» avait de la classe. Elle était prononcée à Vallorbe, devant la rivière qui file plus bas vers des horizons européens.

La fête a montré tant de façons de vivre sa suissitude, mot détestable qui rime avec solitude. Celle que nous préférons a encore toutes ses chances.

jacques.pilet@ringier.ch

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