Le géant de la presse, Springer Verlag, taille dans sa chair. Son manager, l’ex-journaliste Mathias Döpfner, vend plusieurs journaux régionaux et magazines à son concurrent Funke. Vu l’importance du groupe, c’est toute la scène des médias qui tremble.
Tout avait commencé dans les ruines de Berlin, en 1947, avec Axel Springer qui lança plusieurs titres, dont le Bild, aux tirages fabuleux. Farouchement anticommuniste, ce Citizen Kane allemand n’hésitait pas à jeter ses journaux dans la bagarre politique. Porteur d’une vision, et même plus: d’une mission. Détestable ou admirable, mais ambitieuse.
Son successeur, du haut de ses deux mètres, fort de la confiance que lui voue la veuve du fondateur, n’a qu’un but: un profit maximum et rapide. Ses 14 000 collaborateurs admirent et craignent cet anticonformiste, ce brillant décideur. Concentrations ici, licenciements là, économies partout. Ses cadres sont allés récemment en course d’études aux Etats-Unis: en classe économique, logés dans des deux-étoiles.
Döpfner ne croit plus ni au papier ni au journalisme. Il garde certes Bild Zeitung et Die Welt, mais il largue le reste. De beaux restes d’ailleurs. Les titres vendus ont un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros et dégagent 95 millions de profit. Un résultat à faire rêver tout entrepreneur. Mais l’espoir d’un pactole tout-digital est plus fort que tout. Avec en prime le bond des actions dont le boss possède une jolie part, c’était tentant.
Son projet: devenir le numéro un du Net, avec des sites d’annonces, de commerce, de divertissement, de recherche où l’on trouve à peu près tout, sauf de bons articles, ou alors piqués aux vrais journaux.
Le papier est-il donc condamné et le métier avec lui? La question est à côté de la plaque. Le journalisme de qualité reste indispensable dans une société démocratique: qu’il parvienne au lecteur par un canal ou un autre est de peu d’importance. Nous jonglons tous entre les écrans et les pages.
Le vrai fossé est ailleurs: entre le payant et tout le reste. Rappel du rédacteur en chef du magazine Cicero, Christoph Schwennicke: «Heinrich Heine envoyait ses articles de Paris par voiture postale aux journaux allemands… Le moyen de transport n’a rien à voir avec la teneur du journalisme, de qualité ou de poubelle.»
Bien sûr, il est plus difficile de payer les journalistes dans les nouveaux modèles qu’aux temps, hier florissants, encore rémunérateurs aujourd’hui, des pages d’annonces imprimées. Mais pas impossible. Les internautes vaquent beaucoup dans les magasins de l’information sans rien acheter mais lorsqu’ils tombent enfin sur ce qui fait la différence, ils sortent leur carte de crédit. Et beaucoup s’abonnent à la version papier si celle-ci leur apporte un plaisir pratique et esthétique qui les accroche.
Le géant allemand court après un rêve: gagner beaucoup d’argent sans journalistes, en brassant sur le Net un tohu-bohu d’offres commerciales, de nouvelles recyclées, de gadgets divers. Ce miroir digital aux alouettes est fragile. Car il arrive un moment où trop, c’est trop. Où le kaléidoscope du foutoir clinquant pousse à fuir.
A retrouver le vrai, le bon journalisme.
Que Springer choisisse, dans son éblouissement cupide, de se saborder, peu nous chaut. Döpfner fait penser à ces banquiers qui ne juraient que par les spéculations de haut vol, juteuses un jour, catastrophiques un autre. Or le business du Net est aussi volatil. Les géants peuvent également s’y casser la figure, harcelés par des start-up plus inventives qui n’ont pas toutes envie de se faire racheter.
Les raisons d’espérer de meilleurs médias, les grands de l’édition n’en donnent guère aujourd’hui. Ce sont plutôt les petits, les inventeurs, les gens de conviction, les entrepreneurs qui voient plus loin que le bout de leur nez boursicoteur. Ce sont les infatigables aussi. Pensons à l’admirable équipe du Courrier qui maintient envers et contre tout un quotidien d’opinion en Suisse romande. Une gauche qui agit et réfléchit. A la différence des Diafoirus du Parti socialiste penchés sur la presse: ils ne proposent que du prêchi-prêcha, des cascades de taxes et de subventions étatiques, recettes dignes des médecins de Molière.
Il faudra plus de clairvoyance, d’intelligence et de ténacité aux journalistes, aux éditeurs qui croient encore à leur métier… et aux lecteurs eux-mêmes pour que vive la grande agora du débat démocratique.
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