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Une chronique qui dérange

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Jeudi, 10 Avril, 2014 - 06:00

Tous ces gens qui dérangent, ça n’arrête pas. Bientôt, il y aura plus de monde dans le camp des dérangeurs que dans celui des dérangés. Pouce! Je propose une pause lexicale. On arrête de parler du film, de la déclaration, du personnage «qui dérange», au moins le temps d’une ou deux questions.

L’épidémie verbale a-t-elle commencé avec Une vérité qui dérange, le documentaire starring Al Gore sur le changement climatique (2006)? Probablement bien avant. En tout cas, disons-le, on aura rarement vu une œuvre dérangeante aussi unanimement applaudie: record de recettes dès le premier week-end, bingo, la mouche du coche vole en jet privé.

Du temps d’Erik Satie ou de Luis Buñuel, on ne disait pas d’une œuvre qu’elle dérangeait. On parlait d’outrage à la morale chrétienne ou au «goût français», et les œuvres passaient un temps en enfer avant d’être repêchées par les générations suivantes. Les gardiens de la morale et du goût étaient fiers de parler au nom de la morale et du goût dominants, établis, légitimes. Aujourd’hui, on dit que L’âge d’or ou Parade étaient des œuvres dérangeantes pour l’époque. On entend par là: géniales mais trop audacieuses. «Déranger» est devenu synonyme d’«avoir raison trop tôt».

En 2014, plus personne ne s’érige en gardien du goût, de la morale ou même de l’opinion dominante. Christoph Blocher lui-même, ce Matterhorn du conservatisme, se positionne comme un David aux pieds nus, affrontant inlassablement le monstre du conformisme bien-pensant. En 2014, le bien-pensant est devenu le couillon de service, et le conformiste, c’est toujours l’autre.

Du coup, ça joue des coudes au portillon des dérangeurs. L’humour raciste de Dieudonné? C’est, expliquent ses fans, une voix qui dérange car elle ose dénoncer le dévoiement de la démocratie, cette «vieille prostituée». Valérie Trier-weiler voit sa rivale revenir triomphalement à l’Elysée? Elle attribue sa disgrâce au fait qu’elle est une femme libre, dérangeante pour l’establishment élyséen.

On fête le bicentenaire de la mort du marquis de Sade? Son éditeur historique, Jean-Jacques Pauvert, rappelle qu’il a toujours été «un spécialiste du dérangement». Marcela Iacub publie un nouvel opus? Elle revendique le même statut, c’est pour ça que son livre sur DSK a déplu. Walter Bisol, candidat UDC à l’exécutif de Bernex, est accusé d’avoir volé des lampadaires municipaux? «On fait tout pour me détruire, car je dérange.»

Pouce. Retour au sens des mots. Si je vous dis qu’il faut rétablir la peine de mort pour les musulmans, les handicapés et les blondes? Je dérange, encore heureux. Mais encore? Déranger n’est pas une vertu en soi. Le moment est peut-être venu de se souvenir que ça dépend un tout petit peu de qui l’on dérange, et pour dire quoi.

Vous n’avez pas aimé cette chronique? Ce n’est pas parce qu’elle est inintéressante et écrite avec les pieds. C’est qu’elle vous dérange, ha, ha.

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