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Chiffres Exclusifs: la suisse telle qu’elle est vraiment

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Jeudi, 8 Mai, 2014 - 06:00

Dossier réalisé par Kevin Gertsch
Infographies Florent Collioud

Enquête. Rupture entre régions linguistiques, entre ville et campagne, entre tenants d’une Suisse des mythes et des identités plus diffuses. Une lecture inédite des données chiffrées livre une image interpellante d’une Suisse en mutation. Migration, mobilité, logement, religion… Quels que soient les thèmes, les statistiques sont des révélateurs de la société. Pourtant, la Suisse se gouverne peu par les chiffres, si ce n’est à des fins partisanes. Une forme d’«illettrisme» qui pourrait se montrer néfaste pour le futur. Sans ces connaissances quantifiées des phénomènes, comment appréhender les défis de la Suisse de demain?

Avec l’appui du géographe et analyste Pierre Dessemontet, L’Hebdo s’est penché sur des données significatives, interpellantes ou oubliées du débat public pour apporter une mise en perspective inédite, donner une image de la réalité telle qu’elle est. Exemple avec les questions migratoires: dans le secteur secondaire, un emploi sur trois est occupé par un étranger. Sans cet apport, notre industrie n’afficherait pas une implacable solidité qui fait défaut dans les autres pays européens. Autre registre révélateur: la situation des familles. Seule une mère sur cinq reste désormais à la maison pour s’occuper des enfants et le nombre de foyers monoparentaux explose. Pourtant, aucune vraie politique en accord avec l’évolution du modèle familial ne tient réellement compte de ce bouleversement.

Surtout, quels que soient les sujets décortiqués, nos chiffres en attestent: le pays n’est toujours pas la grande métropole qu’on décrit si souvent. Ce qui démontre encore que la Suisse n’est vraiment pas celle que l’on croit.


L’analyse de Pierre Dessemontet

En décembre 2000, la Suisse menait un dernier recensement fédéral de la population selon l’ancienne formule, à l’aide des questionnaires individuels envoyés à tous les ménages du pays. Au sortir de la profonde crise économique des années 90, cette grande enquête révéla un pays d’une étonnante stabilité, comme endormi, figé dans le temps: on relevait une forme de fossilisation des structures sociales, économiques et culturelles dans la démographie. Une stabilité qui accélérait le vieillissement du pays. En somme, la Suisse vivait une sorte de déclin gracieux, dans l’opulence, une carte postale, immuable, jaunissant lentement.

Faute d’enquêtes plus récentes, c’est cette idée de stabilité qui servit de cap dans les têtes et les politiques publiques. Par un malheureux hasard, la Suisse se retrouva dans une sorte de «trou noir» statistique au moment précis où le pays changea de régime de croissance: à la suite des accords bilatéraux avec l’Union européenne, l’économie suisse s’envola, entraînant une hausse de la démographie dans le pays. Un processus riche de promesses mais aussi de défis, une dynamique inédite depuis plus d’une génération qui passa d’abord largement inaperçue et qui, une fois repérée, prit le pays par surprise puis provoqua la panique. On le voit avec le recul, la société suisse n’était préparée, ni politiquement ni même intellectuellement, à une telle révolution.

Depuis deux ans, le nouveau recensement fédéral commence à livrer ses secrets. Issus d’enquêtes multiples menées depuis 2010, ces résultats révèlent enfin les structures et mutations que notre pays vit depuis une petite dizaine d’années, et qui marquent une cassure d’avec la période d’avant. Ainsi, ils donnent la possibilité de mettre à jour l’image que nous avons de notre pays et de ses caractéristiques. Une mise à jour nécessaire, indispensable si l’on y pense, tant on a pu voir ces derniers temps à quel point une vision idéalisée du pays était à même de le dérailler.

Quelles sont donc les caractéristiques de ce pays en croissance, tel qu’il se révélait à travers les chiffres de 2010 et 2011, et auquel nous avons peut-être dit adieu le 9 février dernier? Comme toujours avec la Suisse, il s’agit d’une image complexe, d’un pays-kaléidoscope. Mais si un terme devait résumer la Suisse de 2014, c’est celui de rupture.

Ruptures multiples: spatiales entre urbains et ruraux – pour autant que ce mot recouvre encore une quelconque réalité; entre Romands, Alémaniques et Tessinois; ruptures chronologiques entre vies traditionnelles et prévisibles d’hier, entre ménages familiaux, identité des lieux de vie et d’emploi, stabilité économique, sociale, et vies d’aujourd’hui et de demain, entre ménages recomposés, mobilité généralisée, instabilités et coupures professionnelles. Ruptures politiques aussi, de l’unanimisme qui engendra la formule magique et porta les vertus du consensus aux nues, au durcissement et à la polarisation actuels, qui voient de plus en plus souvent s’affronter deux pays l’un contre l’autre, sans volonté de dialogue. In fine, une rupture entre la Suisse d’hier, rêvée, et celle de demain, crainte, entre ce que nous croyons être et ce que nous sommes devenus.

Les ruptures territoriales

Parce que nous avons passé les vingt dernières années à la nier, il est plus que jamais nécessaire de rappeler l’importance primordiale des «Graben», ces frontières linguistiques qui fracturent le pays. Politiquement, ce sont de loin les plus importantes, et on retrouve leur expression dans l’essentiel des votations de ces dernières décennies: Alémaniques et Tessinois contre Romands en matière de relations extérieures, mais aussi en matière d’écologie. Latins contre germanophones sur les sujets gauche-droite.

Ce clivage, on le retrouve dans la formation. Depuis toujours, la Suisse latine mise sur les formations universitaires, elle qui regroupe la moitié des hautes écoles du pays, alors que la Suisse alémanique parie sur l’apprentissage. En somme, la Suisse des «études» contre celle du «bon métier».

C’est la même chose en ce qui concerne l’accueil des étrangers: en proportion, ils sont bien plus nombreux en Suisse latine qu’en Suisse alémanique, mais les Latins intègrent en priorité des étrangers proches culturellement: Italiens, Espagnols ou Portugais, alors que les Alémaniques accueillent des populations culturellement plus lointaines: ex-Yougoslaves, Albanais ou Turcs par exemple. En conséquence, la proportion de musulmans y est nettement plus élevée qu’en Suisse romande.

Ces différences recoupent un clivage plus ancien, entre une société plus stratifiée en Suisse latine – plus d’universitaires, mais aussi plus de petites mains – et une Suisse alémanique qui s’appuie avant tout sur ses classes moyennes. Une caractéristique qui servait à expliquer la différence de performance économique entre les deux parties du pays lors de la crise des années 90. Sauf que cela ne tient plus: appuyé sur ses hautes écoles, le bassin lémanique ne rend plus rien à Zurich de ce point de vue. Reste donc le clivage entre deux modèles de développement, la dynamique actuelle tendant d’ailleurs à favoriser le modèle latin: depuis dix ans, c’est bien le bassin lémanique qui dynamise l’économie du pays.

L’autre clivage territorial est celui qu’adorent les géographes et les politiques lorsqu’ils veulent passer sous silence les ennuyeuses tensions linguistiques: le clivage ville-campagne. Certes, il existe bel et bien. Dans les dimensions politiques, il se superpose effectivement aux clivages linguistiques. Pour faire court, les villes sont plutôt de gauche, ouvertes et écologiques, avec des variations linguistiques importantes, alors que les banlieues et les périphéries semblent plus à droite, plus conservatrices. Encore que, là aussi, cela dépend de la région linguistique.

On retrouve cette dichotomie dans d’autres domaines: le logement, avec des citadins et des suburbains locataires dans leur écrasante majorité, s’opposant aux périurbains et périphériques, très majoritairement propriétaires. Citadins et périphériques s’opposent aussi sociologiquement.

Depuis dix ans, les grands centres se sont massivement «gentrifiés», colonisés par des populations jeunes, créatives, à très haut niveau de qualification: les «bobos». Ces derniers s’inventent de nouvelles formes de vie en commun, mettant à mal la famille nucléaire, qui reste, elle, dominante dès que l’on sort des centres.

Ces nouvelles populations urbaines se démarquent également dans leur manière de se déplacer: elles sont à pied, à vélo ou en transports publics, alors que les autres, des banlieues aux vallées alpines, sont en voiture. On voit naître ici des clivages nouveaux, qui isolent de plus en plus les centres urbains du reste du pays avec, à la clé, une incompréhension grandissante entre les uns et les autres. Ces clivages apparaissent de manière cinglante ces dernières années: sur l’initiative Weber, sur la loi sur l’aménagement du territoire, où les urbains ont imposé leurs valeurs aux périphéries.

Les ruptures temporelles

Cette forme de décalage embarque tout le pays et l’éloigne inexorablement des rives du passé. Pour l’essentiel, elle a trait aux «modes de vie», interaction étroite entre la manière que nous avons de vivre ensemble, travailler, nous instruire, nous délasser ou nous cultiver. De ce point de vue, 2014 ne ressemble plus du tout à 1970, lorsque nos familles étaient traditionnelles et très enracinées localement, que papa travaillait de l’apprentissage à la retraite dans la même entreprise à deux pas de la maison pendant que maman s’occupait des enfants.

Désormais, la grande majorité des ménages tournent avec deux revenus, provenant de parcours professionnels beaucoup plus aléatoires qu’auparavant. Et les couples travaillent de plus en plus souvent loin du domicile. Alors que la pendularité était très minoritaire en 1970, elle est désormais largement majoritaire et, d’ici à vingt ans, elle sera complètement hégémonique.

A travers ces phénomènes, la stabilité, l’enracinement local se sont perdus au profit d’identités plus diffuses – régionales, métropolitaines – ou plus choisies, tout en laissant sur le bas-côté de plus en plus de gens qui se sentent complètement perdus dans ce nouveau monde, et regrettent l’ancien. Quitte à faire dérailler, à l’occasion, le pays tout entier.

En 2013, la Suisse a continué sur sa lancée, s’accroissant de presque 100 000 habitants: la plus forte progression annuelle de population depuis les années 60, après 2008 et sa hausse de 108 000 personnes. C’est dire si la crise financière n’a pas eu de prise sur le pays. Mais sa population, ou plutôt une minuscule majorité de celle-ci, a décidé de casser cette dynamique qui l’effraie. Quels sont donc les scénarios pour demain? De deux choses l’une: soit il s’agit d’un accident de parcours et, dans ce cas, la Suisse à 10 millions d’habitants est juste décalée dans le temps de quelques années (une, deux, dix?). Soit la volonté populaire viendra – très bientôt avec l’initiative Ecopop – confirmer cette volonté de décroissance et nous entrerons alors dans un tout autre futur que celui que nous avions entrevu depuis dix ans.

Mais, attention, s’il semble évident que les votants tentés par les initiatives casse-croissance cherchent à revenir à une Suisse des mythes, le futur qu’ils créent avec leurs votes ne saurait y ressembler.

Quel que soit notre avenir économique, aussi sombre puisse-t-il être vu de l’Olympe sur lequel nous trônons encore pour quelques mois, nous ne reviendrons jamais aux années 70, à ses structures sociales et économiques, à ses modes de vie. Et, surtout, ce pays dystopique, ses forces vives bridées par ses poids morts, sera coupé en deux comme jamais, aux antipodes de la belle unanimité politique d’alors. Un pays en rupture avec lui-même.


Pierre Dessemontet
Docteur en géographie économique, collaborateur scientifique auprès de la Communauté d’études pour l’aménagement du territoire de l’EPFL, il est également fondateur et codirecteur de MicroGIS, une société active dans l’analyse spatiale. Il tient aussi un blog sur le site de L’Hebdo: La Suisse à 10 millions d’habitants.

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