Au pays du «futebol»,tout le monde joue, tout le monde rêve. Gamin des favelas, vedette ou légende, ancien joueur reconverti, ils disent tous un Brésil qui croit au jeu comme à la vie elle-même, et pense le ballon comme plus qu’un sport national: un destin qui fait danser un peuple.
Bien sûr, il s’agit de la tarte à la crème absolue des images sur le Brésil: plages, terrains vagues ou stades énormes, favelas, buts dessinés sur les murs de béton, et puis des gens qui jouent, heureux et presque chorégraphiant l’art du football. Mais le futebol, au Brésil, est d’abord une affaire cruelle, puisqu’il contient tous les rêves de l’enfance, et que la vie devient si rarement ces songes-là.
Michael Andrade
l’enfant
Le premier rêveur que tu rencontres, c’est lui. Il a 14 ans, il descend des hauts de la favela de Vidigal, à dix minutes en bus des beaux quartiers de Rio, pour te raconter. Oui, il a eu de la chance: «C’est un copain qui m’a parlé de cette histoire de vidéo. Alors j’y suis allé avec lui. J’ai été pris.» La vidéo: le Dreamproject, mis en place par Luís Figo, l’ancienne star de l’équipe du Portugal. Une plateforme internet internationale où des enfants entre 4 et 19 ans peuvent poster des vidéos pour démontrer leur talent. Celles qui sont les plus regardées sont ensuite analysées, décortiquées par une équipe menée par Luiz Felipe Scolari (le sélectionneur brésilien), et des rapports sont alors mis à disposition de tous les clubs du monde. Des gosses de 196 pays participent désormais.
Parfois, Dreamproject se déplace aussi sur place, en montant B.Live, un ministade et des caméras, afin d’encourager les jeunes qui n’ont pas accès à la technologie de tenter aussi leur chance. Déjà tentée dans onze pays, l’expérience est celle qui permit à Michael d’être dans le programme, à la suite d’une sélection à Vidigal.
Par e-mail, Figo précise: «Le cas du Brésil est particulier parce que nulle part ailleurs dans le monde le football n’est aussi important. Grâce à la pacification des favelas, et aux unités de police (UPP) mises en place, nous avons déjà pu monter des opérations B.Live dans quatre favelas, et il y en aura d’autres cette année.» Michael a été choisi comme ça. Depuis, il est pris en charge, s’entraîne. Il a même pu faire un stage d’une semaine en Italie, à l’Inter de Milan. Figo: «Leurs rêves sont immenses, cela bien avant que nous arrivions. Bien sûr, certains seront déçus. Mais nous faisons en sorte que chacun ait sa chance. Et je crois que nous contribuons ainsi à rendre le rêve possible pour plus de monde. Cela donne des résultats: Renatinho, qui a joué pour Santos et désormais pour São Paulo, est issu du projet. Matias Lui aussi, découvert à Porto Alegre, a été recruté par l’Inter de Milan.» Michael Andrade sourit, répète que l’Italie, c’était si incroyable. «J’aimerais devenir un joueur comme Ronaldo. Je sais, il est Portugais, mais si rapide.»
Elano Blumer
la star
Il s’assied sur une chaise en plastique devant le centre d’entraînement de Flamengo, perdu dans la jungle des collines, à deux heures du centre-ville. Un lieu presque secret, où l’on demande dix fois qui tu es, pourquoi tu viens, qui est ton contact. Flamengo est plus que le grand club du Brésil et donc aussi du monde. C’est une institution par ici et, même devenu énorme, le club demeure celui du peuple, des petites gens, ses victoires sont toujours des revanches. Elano est une star de l’équipe actuelle. Il a porté 70 fois le maillot de la Seleção nationale, notamment lors du Mondial 2010, il a joué trois ans pour Manchester City: «Je n’oublie jamais d’où je viens. D’un coin pauvre de São Paulo, Iracemápolis. Mes parents devaient se lever à 4 heures du matin pour aller travailler dans une plantation.» Lui, maintenant, a «toutes les facilités», mais aussi une incroyable pression, autant sur le joueur et ses résultats que sur l’homme: le footballeur brésilien est aussi un people traqué en permanence par la presse populaire.
«Le football donne de la joie aux gens, mais je suis parfaitement au courant des problèmes.» On lui parle des manifestations, il répond en professionnel, contrôlé, sobre, mais le regard veiné d’intensité: «Je les comprends. Je pense la même chose que les gens dans la rue. Bien sûr, je n’approuve pas la violence. C’est difficile de s’exprimer là-dessus, les accusations de corruption à la FIFA, tout ça: Romário, devenu député, est plus légitime, il connaît ces gens. Et puis il aimerait bien être sénateur.» Il rêve encore, Elano. Il n’est pas dans l’équipe nationale de 2014, pour le moment, mais on ne sait jamais: «Oui, ce serait un bonheur de pouvoir jouer la Coupe chez moi. Et de la gagner.»
Arthur Coimbra, dit Zico
la légende
Cette année, l’école de samba Imperatriz Leopoldinense lui rendait hommage durant le carnaval de Rio (elle sera classée à un très bon cinquième rang) et il te rencontre quelques jours avant, dans les entrepôts de la Cidade do Samba, où il passe découvrir les chars à sa gloire en train de se terminer. Dans ces usines au milieu des quartiers portuaires, ce n’est que dorures et immenses ballons, souliers et joueurs géants de carton-pâte qui ont l’air de jaillir d’un imaginaire tropicalo-antique.
Zico est épaté: «C’était une surprise absolue. Je me sens évidemment très honoré, surtout en cette année de Coupe du monde. Il n’y a finalement que peu de liens entre le monde du football et celui de la samba et je me demandais ce que ça allait donner. La passion réunit ces deux mondes.» Zico était membre de cette équipe du Brésil 1982-86, dont on a dit qu’elle était la meilleure de tous les temps. «C’est comme ça, j’ai fait trois fois le Mondial, je n’ai perdu qu’un seul match (ndlr: contre l’Italie en 1982), et je n’ai jamais été champion du monde.» On l’appelait le Pelé blanc et il déteste ça. «Il n’y a qu’un Pelé.»
Depuis des années, comme beaucoup de joueurs (lire en page 44), il met sa gloire intacte au service d’une école de football à forte fonction sociale: «Nous avons formé 40 000 joueurs. Ce n’est pas seulement du football, il s’agit aussi d’être bon à l’école, de pouvoir se débrouiller pour trouver un job. Bref, ces écoles doivent leur apprendre à être de meilleures personnes.»
Comme tout le monde ici, il est fan de Neymar («Mes yeux s’allument quand il joue»), l’attaquant à crête de l’équipe nationale. «J’espère que tout se passera sans casse, que tout le monde sera bien accueilli, pas seulement à Rio. C’est normal que les gens manifestent du mécontentement, et j’imagine qu’ils le feront durant le tournoi, mais ça ne doit rien gâcher.» A la fin, il te parle de la Suisse, d’un copain dans le canton de Vaud, et il se souvient du temps où il jouait dans le club italien d’Udinese: «Nous avons fait des matchs amicaux contre Lucerne ou Lugano.»
Vitor Rincon
le barman
Sur le mur de son petit bar de la favela de Cantagalo, derrière Ipanema, il y a des photos un peu passées où il pose avec l’entraîneur Luiz Scolari, ou avec Ronaldo, le Brésilien, le «Fenomeno», comme ils disent par ici. Il y a aussi un mur encombré par les coupes qu’il a gagnées durant une honnête carrière de joueur, qui le vit passer par Flamengo.
Désormais retraité du futebol, à 30 ans, il est revenu tenir ce bar dans le bas de la favela, pour être avec sa mère. Il est considéré comme une sorte de petit syndic de cette partie du quartier.
Il est aimable et joyeux, il insiste pour t’offrir ta bière. Si tu es là, c’est que Daniel Pla, professeur de Rio qui entend promouvoir la culture des favelas (il tient un site formidable sur ce thème:
www.entendafavela.com.br), voulait qu’il te montre le terrain de football, s’il mérite ce nom, juste en dessus.
On y va. Les barrières de ferraille ont cédé il y a quelques semaines sous les coups de la rouille et du vent, et il n’y a pas d’argent pour les remettre d’aplomb. Alors, plus de football pour les enfants. A quelques kilomètres, on a dépensé des dizaines de millions pour rénover le mythique Maracanã, et un vertige prend. Quand il se fige pour la pose, tu demandes à Rincon de cesser de sourire sur les photos.
Romário
le politicien
C’est aussi pour lui parler que tu étais venu à Rio. Ancienne star de l’équipe nationale, champion du monde en 1994, il est depuis devenu député socialiste à grande gueule (lire ci-contre). Il vomit depuis des mois sur la FIFA, Sepp Blatter, la corruption autour du Mondial, le peu de prise en compte des intérêts de la population pauvre, et s’est solidarisé avec les manifestants l’an dernier. On peut le trouver courageux ou populiste, mais il limite désormais ses interventions, conscient d’en faire beaucoup dès qu’un micro passe à portée. A la dernière minute, il n’a plus le temps pour toi. On lui prête des ambitions plus fortes que de rester simple député. Romário a toujours foncé droit devant lui. Fini de jouer, mais durant ce Mondial 2014, il apparaît comme une voix qui compte. Après, on verra. Le football est le sang du Brésil, et le sien bouillonne.