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Le Brésil: à la mi-temps de son avenir

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Jeudi, 3 Avril, 2014 - 06:00

A deux mois de la Coupe du monde de football, le pays demeure entre l’espérance d’un nouveau titre pour la Seleção et la résurgence de problèmes qui semblaient en voie de résolution: corruption, criminalité et inflation sont de nouveau à la hausse.

Après 24 jours sans un seul nuage, il pleut ce lundi de février sur Rio de Janeiro. Une pluie d’orage, une pluie qui explose d’un coup, rideau d’eau sur l’été carioca. Les gens courent dans la rue pour s’abriter.

L’averse est comme un signe. Elle ressemble à ce qui se passe dans ce Brésil, éternel géant en devenir, et que l’on dit depuis quelques années enfin réveillé. Les années Lula, l’euphorie, puis Dilma. Et surtout, l’accélération finale qu’allait apporter la Coupe du monde de football, dont le coup d’envoi sera donné le 12 juin prochain. Puis ce sera les Jeux, à Rio encore, en 2016. Le soleil et le développement, mais soudain l’orage.

Gueule de bois. Alors, dans ce Brésil devenu puissance, se lit désormais au fond des verres vides encore collants de caïpirinha un étrange début de gueule de bois. Les manifestations énormes survenues lors de la Coupe des confédérations de football, l’été dernier, ont sidéré. D’abord par leur ampleur, les rassemblements comptant des dizaines de milliers de personnes. Ensuite par leur côté imprévisible: partis et syndicats n’y étaient pour rien, aucune tentative de récupération ne fut possible. Comme souvent désormais lors de manifestations populaires émargeant du côté des «indignés», les revendications étaient floues mais scandées avec force, allant du prix des billets de bus à une envie de changement des mœurs politiques en passant par la justice sociale. Enfin la violence: des black blocks au milieu de la foule, et donc une réponse de plus en plus musclée des autorités. D’autant plus mal prise que la suspicion fut immédiate: et si c’était la police, pour justifier les gaz lacrymogènes ou les balles en caoutchouc, qui avait envoyé elle-même les casseurs?

Ce qui a étonné davantage, cependant, c’est que la passion pour le football ne changeait rien à l’affaire. Sepp Blatter, président de la FIFA, ridicule et sifflé d’un bout à l’autre de la compétition, eut beau s’égosiller sur le thème de «place au football», ou espérer que les victoires brésiliennes (la Seleção écrasa l’Espagne en finale) allaient renvoyer tout le monde devant les postes télé, le mécontentement occupait toujours la rue. Le soir de la finale, il fallut 11 000 policiers pour contenir les manifestants à 300 mètres du stade Maracanã.

Amarildo. Et puis, comme si ça ne suffisait pas, il y a eu Amarildo. L’affaire a commencé le 14 juillet. Un maçon de Rocinha, réputée la plus grande favela de Rio, entre 200 000 et 500 000 habitants à flanc de colline, se fait contrôler par huit policiers qui l’emmènent au poste. Il y a eu des agressions alentour et c’est l’opération «Paix armée», destinée à mettre la main sur des trafiquants. Amarildo de Souza, bon père de famille, est en train de boire un verre quand on l’interpelle.

Il est suspecté de connaître peut-être des caches de drogue, ou d’en avoir les clés. Sa femme s’interpose en vain. On ne reverra plus son mari (à ce jour, le cadavre n’a pas été retrouvé), sans doute torturé à mort et noyé la tête dans un seau d’eau dans les locaux mêmes des UPP, ces fameuses unités de police pacificatrices supposées ne pas employer sans raison la manière forte.

L’opinion et les journaux s’émeuvent. Des rassemblements, sous des banderoles où s’inscrit «Onde está Amarildo?» («Où est passé Amarildo?»), s’organisent. Car l’affaire rappelle de mauvais souvenirs aux Cariocas. Les arrestations arbitraires et disparitions furent un mal endémique de la ville durant des années: entre 25 000 et 35 000 personnes ne sont ainsi jamais réapparues à Rio depuis 2007. Mais longtemps, ce genre d’histoire résonnait comme des règlements de comptes ou des tueries entre police et trafiquants. L’arrivée des UPP dans une trentaine de favelas avait notoirement réduit le phénomène depuis quelque temps. Et tout le monde aimait l’honnête maçon Amarildo.

Tout est parti en vrille rapidement. Des faux témoignages. Des témoins menteurs payés par les policiers. Des rétractations. Des flics qui se couvrent et inventent des conversations téléphoniques pour tromper la justice. Ils se font prendre. Certains avouent. Depuis un mois, le procès de 25 policiers impliqués dans l’affaire Amarildo a commencé.
Suivant les chefs d’accusation (qui vont de la torture à l’occultation de cadavre), ils risquent de 9 à 33 ans de prison.

Un par un, les symboles de la réussite du nouveau Brésil s’étiolent ou s’effritent. Depuis 2011, sept ministres du gouvernement de Dilma Rousseff ont été contraints de démissionner après des accusations de corruption. L’affaire Amarildo et la répression des manifestations ont aussi miné le début de confiance des Brésiliens envers leur police. Et maintenant, c’est l’économie du pays qui s’essouffle, gangrenée par l’inflation (lire encadré). Le pays vient d’ailleurs de revoir à la baisse ses prévisions de croissance, ramenées vers 2,5% pour 2014, au lieu des 3,8% initialement prévus.

Favelas bobos. Surtout, le niveau des prix persiste à s’installer à des hauteurs inatteignables pour un salaire brésilien moyen de moins de 1000 francs par mois. On a fait la fête, dans le quartier carioca huppé de Barra da Tijuca, parce que s’y ouvrait enfin il y a quelques semaines le premier Apple Store d’Amérique latine. Mais l’iPhone 5s y est proposé 1100 francs. Ne cherchez pas: c’est l’endroit où il est le plus cher au monde. Les loyers aussi, poussés vers le haut par le Mundial et les Jeux, sont à Rio pris de vertige. Plus 108% en quatre ans, en moyenne, pour louer un appartement au centre-ville. Pour la même période, le chiffre est encore plus affolant pour qui souhaite devenir propriétaire de son logement: plus 380%. Ajoutez-y une inflation annuelle générale d’environ 6% et une fiscalité forte (jusqu’à 58% d’impôts sur les salaires), le cocktail de la rancœur populaire s’explique facilement.

Rio devient trop cher pour une partie de sa classe moyenne, et on assiste à un début de gentrification des favelas: Vidigal ou Cantagalo, autrefois zones de non-droit, voient débarquer des habitants, artistes, couples qui ne peuvent plus se payer Ipanema. Sur les hauts de Vidigal s’est aussi installé un hôtel chic, Mirante do Arvrão, avec une vue imprenable sur la ville. Quelques favelas sont ainsi prêtes à virer un peu bobo. D’un point de vue social, ce mélange des populations est plutôt ressenti comme une bonne chose. Mais il a déjà son effet pervers: partis bas, les prix montent désormais nettement plus vite dans les favelas qu’ailleurs en ville.

Hors-jeu. Le Brésil de Dilma Rousseff a ainsi consacré plus de 14 milliards de francs à la Coupe du monde. C’est plus qu’en Afrique du Sud ou en Allemagne pour les dernières éditions de l’épreuve, et une sorte de «Coupe du monde bashing» s’est mise en place: gaspillages dénoncés, prix des billets trop chers pour le salarié moyen, corruption ici et là, et l’on compare au café et dans les journaux les sommes mises dans les rénovations de routes ou stades à ce qui aurait pu être investi dans les écoles et hôpitaux. L’exercice a évidemment ses limites, et sa démagogie. Mais il signale surtout la fin du rêve d’un développement harmonieux et ultrarapide. Le Brésil est à la mi-temps de son avenir, il y aura encore des soubresauts, des impatiences, et donc sans doute des manifestations durant la compétition. La façon qu’aura Dilma Rousseff d’y répondre en dira plus sur le futur du Brésil qu’un éventuel nouveau titre mondial de cette Seleção des joueurs stars et millionnaires. Car si le football reste la passion de ce pays qui danse, son triomphe raconte aussi durement que rien n’est pire que de laisser une partie de sa population se retrouver à la limite du hors-jeu.


«Rio Surreal», le retour de l’inflation

De plus en plus de Cariocas affichent leur mécontentement quant à l’augmentation des prix. On se souvient des manifestations qu’avait provoquées la hausse des billets de bus en mars 2013. S’ajoutant à une inflation problématique (6,16% à Rio contre 5,91% pour le pays en 2013 et 8,48 pour le secteur alimentaire selon l’IBGE) et à un salaire moyen qui stagne (2183 réaux/mois, soit 850 francs), la réorganisation de la ville à la veille de la Coupe du monde provoque une montée des prix dont les consommateurs locaux sont les premières victimes. De nombreux habitants dénoncent les abus des commerçants, notamment sur les plages. Une page Facebook, «Rio Surreal» («Rio surréaliste», comptant plus de 43 000 «likes»), a d’ailleurs vu le jour. Sur les plages d’Ipanema et de Copacabana, la glacière est redevenue à la mode, accessoire rebelle, symbole d’un refus de payer des boissons dont les prix ont presque doublé en quatre ans.

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AFP
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