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Adolf Muschg: "Le respect est un ciment bien plus fiable, à long terme, que l'amour"

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Jeudi, 8 Mai, 2014 - 05:48

Interview.Quelques jours avant son 80e anniversaire, l’intellectuel, écrivain et professeur Adolf Muschg nous parle de la Suisse, du racisme inné de l’être humain, mais aussi d’amour et de mort.

Qui l’eût cru? Le grand intellectuel humaniste Adolf Muschg est aussi un grand distrait. Il oublie des rendez-vous quand son épouse ne tient pas son agenda, ne lit pas toujours les mails qu’il reçoit. Et il ne s’arrange pas avec l’âge, souhaitant, plus que jamais, rester maître de son temps.

Quel bonheur, dès lors, de se retrouver au bord de son jardin japonais, installée sur la véranda avec lui, sa pipe et son vieux chat à qui il laisse la meilleure place. Il dit qu’il appartient à une espèce en voie de disparition. Non, pas le chat: lui. L’autre jour, un petit garçon l’observait avant de s’enquérir auprès de sa mère: «Mais qu’est-ce qu’il a dans la bouche le monsieur?»

L’engagement

Vous fêtez vos 80 ans dans quelques jours. Toute une vie d’intellectuel engagé, l’antithèse de Christoph Blocher. Quand vous êtes-vous mis à vous mêler de politique?
J’ai été politisé en Amérique. Professeur assistant à l’Université de Cornell, à Ithaca, dans l’Etat de New York, j’ai eu la chance d’y vivre de 1967 à 1969. C’était le temps du mouvement pour les droits civiques, le temps de Woodstock, et de nombreux meurtres publics, aussi: Robert Kennedy, Martin Luther King. Je me suis retrouvé dans une atmosphère où existaient deux choses que je ne connaissais pas en Europe: une université où une partie des professeurs, libéraux, sympathisaient avec ce mouvement, alors qu’ici ils formaient une caste et se comportaient de manière a priori réservée envers les étudiants. Et une impression dominante: on pouvait faire bouger les choses politiquement, même comme étranger, offrir une perspective pour l’ensemble de la société et pas seulement pour les jeunes. Je me suis demandé alors si je devais devenir américain. Mais j’avais tout de même besoin de l’autre langue, la mienne.

J’ai même mené campagne, faisant du porte-à-porte, pour le démocrate Eugene McCarthy, le candidat de la paix durant la guerre du Vietnam. Je ne me sentais pas comme un étranger et je n’étais pas considéré comme tel. C’est d’ailleurs une expérience que l’on peut vivre aussi comme Suisse en Allemagne. A l’académie des arts ou à l’université, l’appartenance nationale ne joue pas de rôle.

Ce ne sont pas vos parents qui vous ont transmis le goût de la politique…
Non, tout au contraire! Mon père était un fondamentaliste réformé et il l’est devenu encore davantage quand, enseignant, il a été transplanté de l’Oberland zurichois à Zollikon, dans une sphère urbaine qui ne se tenait pas aux règles strictement chrétiennes.

Je dois dire que, peut-être heureusement pour moi, nous n’avons pas vécu ensemble ma puberté. Il est mort avant.

Quand et pourquoi avez-vous adhéré au Parti socialiste?
Jeune professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, j’éprouvais le besoin de déclarer ma couleur politique. Alors quand, en 1975, le Parti socialiste zurichois cherchait une locomotive électorale – ou un Winkelried – pour le Conseil national, j’ai saisi l’occasion.

J’habitais Kilchberg, un vrai bastion bourgeois, et j’y ai créé le PS Kilchberg. Je n’avais aucune chance, les deux sortants étant incontestés. Mais oser une candidature pour le Conseil des Etats était alors un grand bond pour le parti.

Vous n’êtes pas entré au Parlement, mais vous avez participé à la révision complète de la Constitution dans la commission Furgler. Et écrit une des plus belles phrases du préambule, qu’on cite souvent sans savoir qu’elle vient de vous: «La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.»
J’ai rempli ainsi mon devoir politique. Ce fut une de mes trois bonnes écoles suisses. La première, c’était le service militaire, que j’ai toujours accompli à Genève, à la plaine de Plainpalais. La seconde, le groupe d’Olten où, pour la première fois, j’ai vraiment connu des collègues suisses romands, comme Alexandre Voisard, qui est devenu un ami, mais aussi Franck Jotterand, de la Compagnie des Faux-Nez, dont j’étais très proche. Nicolas Bouvier en était aussi.

Ma troisième «bonne» école suisse fut cette commission pour la Constitution. J’y ai connu Gilles Petitpierre, que j’aimais beaucoup. Nous travaillions tout naturellement de manière bilingue, pour ne pas dire trilingue: un séminaire supérieur de première qualité, c’était merveilleux.

Pour en revenir à votre phrase sur le bien-être des plus faibles: qui sont-ils, en Suisse aujourd’hui? Ceux qui y cherchent asile ou ceux qui ont peur de ces étrangers?
Clairement, les plus faibles sont les gens qui vivent avec la menace qu’ils devront peut-être partir demain et avec le soupçon qu’ils ne sont pas les bienvenus. Visiblement, nous avons besoin de ces faibles pour nous sentir forts, cela me rend très triste, parfois. Au fond, les gens qui ont voté oui le 9 février sur l’initiative «Contre l’immigration de masse» ont exprimé un manque de confiance en eux-mêmes.

Les Suisses se sentent petits, mais ils ne le disent pas. Leur relation avec eux-mêmes est gravement dérangée. Objectivement, ils sont petits, mais économiquement une petite grande puissance. Leurs banques, par exemple, sont globalisées. Si seulement nous pouvions reconnaître, avec humour, que nous sommes petits mais pas tant que ça, et assez grands pour prendre des responsabilités en Europe et dans le monde!

Les frontières

Dans le livre qui paraît à l’occasion de votre anniversaire, comme dans les prises de position que vous avez tenues face aux médias allemands après le vote du 9 février, vous parlez beaucoup de frontières et les comparez aux membranes d’une cellule. Quel rapport?
Parce qu’une cellule a besoin d’échanges pour survivre, mais qu’elle peut aussi se noyer si elle est entièrement perméable. Nous n’avons pas encore trouvé le bon équilibre. Je veux dire aussi qu’un organisme, comme un pays, comme l’UE, mène une vie complexe, pas numérique. Il faut chercher des réponses que nous n’avons pas encore trouvées, s’adapter aux nouvelles situations, car les flux migratoires ne vont pas cesser.

Et que pensez-vous de notre frontière mentale avec l’Union européenne?
Nous en sommes tous responsables, car nous nous sommes laissé dicter une interdiction de penser par Christoph Blocher. Même à gauche, la discussion autour de l’Europe était devenue taboue. Elle a seulement repris après le vote du 9 février.

Cette frontière mentale puise ses origines après la Seconde Guerre mondiale. Notre pays est devenu riche parce qu’il a eu l’immense chance d’échapper à la guerre. L’envers de la médaille: la Suisse, persuadée qu’elle avait mérité cette chance, ne s’est pas sentie concernée par le destin des autres ni par le besoin de cette construction européenne. Les autres avaient fait des bêtises, ils n’avaient qu’à se débrouiller pour s’en sortir.

Pensez-vous que la Suisse va adhérer à l’UE, un jour?
Je le souhaite. Mais je ne vais plus le vivre. Même si, de facto, nous sommes dans l’Union européenne et avons même créé une expression: la reprise autonome du droit européen. La Suisse vit très en dessous de ses capacités. Nous disposons d’une poignée de diplomates qui mériteraient tellement mieux que de négocier des accords bilatéraux et qui sauraient aussi bien défendre les intérêts de la Suisse que Jean-Claude Juncker et ses gens, ceux du Luxembourg, un petit pays, quantité négligeable par sa taille, mais qui compte politiquement.

Je souhaite que la Suisse ose, qu’elle prenne part à la discussion. Elle jouit d’un merveilleux potentiel de médiation à partager, de compétences qu’elle pratique et dont l’Europe pourrait profiter: le respect des minorités, le principe de subsidiarité, le fédéralisme, notre confrontation entre les langues. Et puis le nationalisme ne fait pas partie de nos gènes, c’est notre chance. Même si je comprends mieux un Genevois ou un Vaudois, quand il parle du monde, qu’un Allemand. Il m’arrive d’ailleurs la même chose avec les Européens, quand je suis outre-Atlantique. Quand je rencontre un Italien aux Etats-Unis, nous partageons un scepticisme envers nous-mêmes qui nous différencie clairement des Américains qui, eux, se voient comme les porteurs d’un idéal où qu’ils aillent.

La maturité d’une civilisation est atteinte quand elle est prête à admettre ses propres contradictions, sans cynisme. Et à ne pas punir les autres parce qu’ils vivent différemment, avec leurs propres contradictions.

Quand vous êtes né, dans les années 30, la Suisse n’était pas un pays riche. Qu’est-ce que cela changeait?
Ma mère avait voulu émigrer. Tous ses frères sont partis. L’un, mon parrain, à Londres, où il a travaillé comme chef de l’Office suisse du tourisme, un autre est allé chez Goodyear, dans l’Ohio (Etats-Unis), le troisième à Paris, avant de revenir comme sommelier. Rien de spectaculaire dans ces biographies.

Le Tessin, canton très pauvre, a attiré de nombreux immigrés, comme les artistes du Monte Verità, Hermann Hesse ou encore Bakounine. Tout simplement parce que la vie y était très bon marché.

La Suisse était-elle plus ouverte quand elle était pauvre?
Oui. La richesse rend frileux, on a beaucoup plus à perdre. Je le remarque avec mon âge et la frontière biologique qui se rapproche. Il nous faut apprendre à renoncer. Je découvre que c’est une chance, celle d’apprécier l’instant comme quelque chose de précieux, parce qu’on est en vie.

Renoncer, vieillir, cela ne rend-il pas plutôt triste?
Non, lâcher est un cadeau. Plus jeune on doit répondre à tant d’attentes, moi comme homme, vous comme femme, les attentes de nos parents puis de nos chefs.

Et puis, quand les pas se font plus lourds, plus difficiles, ils acquièrent plus de valeur. Très concrètement: voyez ici, ces deux pièces de travail, la véranda, tout en rez-de-chaussée. Pour l’instant, nous avons la moitié de la maison d’à côté, une ancienne ferme avec des escaliers très raides. Avec le temps, nous allons vivre ici, réduire notre espace afin de pouvoir le traverser en peu de pas. De toute façon, ces quelques mètres sont tellement mieux que les un ou deux mètres où nous atterrirons tous, à la fin.

Ces derniers temps, tant de gens qui me sont proches sont décédés que la mort devient une partie de ma vie, la frontière s’estompe. Et ma vie m’est devenue plus précieuse. Je deviens un petit peu moins geignard, alors que j’ai été un grand hypocondriaque tout au long de ma vie. J’ai un cancer depuis dix ans, mais je n’entreprends plus rien contre. Et je vais probablement mourir de tout autre chose. (Il rit.)

Le racisme

Avant le crépuscule, parlons encore de l’aube. Vous avez dit un jour que vous étiez né raciste, comme tout le monde. Vraiment?
Oui. Emotionnellement, nous sommes à peine sortis des cavernes. L’animal humain n’a pas tellement changé depuis: l’autre est autre, un danger.

Mais la xénophobie a toujours toléré deux exceptions. D’abord l’exogamie: depuis la nuit des temps, les femmes ont été pionnières dans l’import-export, une nécessité génétique pour l’évolution et éviter l’inceste. Aimer, c’est toujours aller voir ailleurs, se livrer à l’étranger, à l’autre sexe.

L’autre exception à la xénophobie s’appelle l’hospitalité, qui sert aussi la base des relations d’affaires. Si je tue l’étranger, je me prive peut-être d’une information importante. Notez que les origines des mots hôte, hospes, et ennemi, hostis, sont très proches.

Vous-même, cosmopolite, semblez très à l’aise avec d’autres cultures. Comment avez-vous soigné votre racisme?
Par la confrontation. En veillant à ne pas tout rapporter à soi, à ne pas tout juger selon ses propres mesures. Vous ne vous souvenez peut-être pas de l’initiative Schwarzenbach, qui voulait renvoyer les étrangers chez eux. Elle a été refusée de justesse. Ceux qui y étaient le plus favorable étaient ceux qui connaissaient le moins d’étrangers. On a observé le même phénomène le 9 février.

Je vis avec une partenaire – ma femme est Japonaise – d’une tout autre culture. Son rire, son oui, son non signifient des choses définitivement différentes que les miens. J’avais commencé par idolâtrer le Japon, puis je suis venu à la réalité, découvrant nos différences, la source d’une tension positive, de disputes aussi.

Romands-Alémaniques

Vous préconisez l’échange et la confrontation avec l’étranger. Ne devrions-nous pas commencer entre nous, Alémaniques et Romands, à cesser d’enseigner l’anglais avant le français, par exemple?
Certainement. Ce qui se passe actuellement est catastrophique. Nous risquons de nous autodétruire. Il faut absolument apprendre la langue de l’autre avant l’anglais, cette lingua franca que les enfants et les jeunes vont acquérir de toute façon. Chez nous, l’embûche est d’ordre psychologique. Parce que, si quelqu’un parle mal le français, il est mal vu. Il existe un narcissisme francophone, parisien surtout. Je suis convaincu qu’avec de bonnes méthodes et de bons enseignants, les enfants peuvent très bien apprendre le français dès les premières années d’école.
Il faut aussi réactiver l’année en Suisse romande. Et l’étendre aux enseignants. Les profs romands devraient aussi passer un an ici.

Comment expliquez-vous le désamour actuel pour le français?
Cette chute du français est un phénomène relativement nouveau. Dans les années 50, j’ai participé à l’idolâtrie du français, qui était pour moi la culture dominante, plus importante que l’anglais. On écoutait Piaf et Brassens, on récitait Le Petit Prince à sa petite amie, puis Camus, Sartre. Le français conduisait le discours, c’est fini, complètement. Et il manque la passion aux enseignants de français, elle manque aussi aux directeurs de l’éducation publique. Il faut rafraîchir les mémoires, rappeler l’apport de la Suisse romande à notre pays et à sa culture.

Vous avez travaillé comme chargé de cours à Genève. Y avez-vous nourri votre passion pour le français?
(Il rit.) Non. J’habitais la grande tour du Lignon, entouré d’Allemands qui travaillaient au CERN. J’y ai moins parlé le français que pendant le service militaire. Je me souviens plutôt du chant des rossignols, jusqu’à vingt, qui survolaient la station d’épuration.

En mars, à la Foire du livre de Leipzig, vous avez déclaré que nous, Romands et Alémaniques, ne nous aimions pas…
Nous ne devons pas nous aimer. Nous devons nous découvrir avec nos différences, nous frotter les uns aux autres, nous confronter. Comme nous devons le faire avec les étrangers. Le respect est un ciment bien plus fiable, à long terme, que l’amour.

catherine.bellini@hebdo.ch


ADOLF MUSCHG

Infatigable esprit critique, l’intellectuel et écrivain Adolf Muschg est né le 13 mai 1934 à Zollikon (ZH) et vit avec sa troisième épouse à Männedorf, près de Zurich. Professeur de langue et littérature allemandes à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich de 1970 à 1999, il a présidé l’Académie des beaux-arts de Berlin de 2003 à 2006. Auteur prolixe traduit en dix langues, notamment en français, il signe une œuvre composée de romans et d’essais sur la littérature, l’Europe, le Japon, Gottfried Keller ou Goethe. Plusieurs distinctions littéraires, dont le prestigieux Prix Georg- Büchner, honorent son travail.

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