Le cinquantième anniversaire de l’Expo de 1964à Lausanne donne lieu à toutes sortes de rétrospectives. On brasse les souvenirs. On se demande ce que révèle l’événement sur notre histoire. Avec admiration. Avec étonnement. Comment fut-ce possible?
En peu d’années, le projet avait pris corps dans un débordement de créativité inouïe. Un printemps de l’architecture, a-t-on dit, non sans raison. L’architecte tessinois Alberto Camenzind était un visionnaire mais aussi un homme d’action. Un bouleversement urbanistique aussi, avec 200 hectares gagnés sur le lac qui ont laissé en héritage un vaste espace vert, avec un théâtre qui, grâce à Charles Apothéloz, survit fièrement aujourd’hui et les pyramides de Vidy où depuis lors des générations de flâneurs ont pris l’air, rêvé et flirté. De nouvelles et grandes artères ont plongé dans la ville (l’avenue de Provence, le tunnel sous Chauderon…), en prolongement de l’autoroute Genève-Lausanne, la première en Suisse. Tout cela réalisé en un temps record.
Serait-ce possible maintenant? La question a été posée sur La Télé à Daniel Brélaz qui eut cette réponse: «Oui, en Chine.»
Le syndic de Lausanne explique pourquoi. En 1964, l’esprit du temps permettait d’aller vite, de forcer les décisions, de ne pas s’embarrasser des états d’âme et des recours. Un demi-siècle plus tard, les autorités se retrouvent au contraire dans un méli-mélo d’embûches dès qu’elles veulent innover et voir grand. C’est ce qu’il appelle l’hyper-démocratie. Le moindre projet exige des années de procédures juridiques. Les avocats s’en frottent les mains, les conservateurs de tout poil aussi, les visionnaires, eux, remballent leurs ambitions…
Certes, les fonceurs de 1964 ont fait aussi des dégâts. Ils ont supprimé les trams… que l’on veut réinstaller aujourd’hui. Ils ont sacrifié une grande part des restes archéologiques de la Lousonna romaine. Mais au bout du compte, cette exposition a provoqué un électrochoc collectif bénéfique.
Alors que les précédentes, en 1914 à Berne, en 1939 à Zurich, célébraient la patrie dans l’exaltation des traditions sans rien mettre en question, celle de Lausanne était futuriste. Impertinente aussi. On y glorifiait le progrès technologique mais on s’en moquait aussi. Avec l’inoubliable machine à Tinguely, le concert des machines à écrire de Rolf Liebermann que l’on réentend avec sourire et plaisir, l’image si forte du film d’Henry Brandt: l’enfant qui s’ennuie au fond de la bagnole familiale. La séquence s’appelait «la course au bonheur», course grinçante. Et puis on se souvient de Gulliver, l’ordinateur avant la lettre qui recueillait l’opinion des Suisses… finalement censurée par des autorités inquiètes de l’évolution des mœurs.
Sur le moment, visiteurs, journalistes et même les concepteurs trouvaient cette expo réussie, mais ne mesuraient pas sa portée historique. C’est avec le recul qu’elle est apparue. Dans un contraste frappant avec les humeurs actuelles. Paradoxe: la croissance spectaculaire des décennies qui ont suivi a amélioré les conditions de vie des Suisses mais a fini par doucher leur enthousiasme. Plus s’accroissait le confort, plus l’élan collectif s’essoufflait, plus les grognes s’accumulaient.
À tel point que l’expo suivante, en 2002 autour du lac de Neuchâtel, n’a guère marqué l’histoire, on se souvient surtout des polémiques sur le bien-fondé même de la manifestation. Sur place, il n’en subsiste quasiment rien. C’était un choix: il ne devait rien rester du spectacle. Cette volonté illustrait une impuissance, un refus du changement. On peut s’amuser un moment mais pas dessiner l’avenir.
Pourquoi le souvenir de 1964 est-il si rafraîchissant? Par contraste. Dans ces dernières années, après une décennie morose dès 1992, la Suisse a fait le grand écart. D’un côté, elle se modernisait, elle s’ouvrait, il lui est poussé des ailes. Par ailleurs, tout un pan de la société, manipulée dans la démagogie, glissait vers la nostalgie, l’exaltation du passé, du patriotisme conservateur, le nombrilisme xénophobe.
On s’est posé toutes sortes de questions lors du grand raout d’il y a cinquante ans. Il y en a une qui n’est venue à l’esprit de personne. Celle qui sert de titre, si emblématique, à la nouvelle émission de la télévision romande: «C’était mieux avant?»