Littérature. Le Français condamné par la justice suisse pour le meurtre de sa belle-mère sort un premier roman glaçant et sans espoir. Tête-à-tête en France voisine, où il vit. Libre?
Rendez-vous à Evian, à la librairie du Muratore. Il est entendu que nous parlerons uniquement de son premier roman La vie de Morgan, pas de «l’affaire Ségalat». Le généticien du CNRS habite Thonon-les-Bains avec sa nouvelle compagne, mère de sa quatrième fille. Tous les jours, il voit la Suisse, pays qui l’a condamné à seize ans de prison pour l’assassinat de sa belle-mère, Catherine Ségalat, municipale de Vaux-sur-Morges (VD), le 9 janvier 2010. Ségalat clame son innocence. Il ne s’est pas présenté à son procès en appel pour entendre le verdict, la justice française ne l’extradera pas. Il n’a rien à se reprocher, dit-il, alors pourquoi partir, s’éloigner de la frontière?
C’est la première fois qu’il vient au Muratore. D’abord, on ne le reconnaît pas. Il porte un jean légèrement baggy, des baskets blanches usées, et un T-shirt noir «Live Free Sedona». Libre, autant que peut l’être un homme en cavale (du point de vue suisse). Et Sedona, la ville de l’Arizona connue pour son grès rouge. Dans un flash arbitraire, on pense au sang. Le sang de Catherine Ségalat, qu’il a nettoyé à l’eau de Javel, avant l’arrivée de la police.
En sa compagnie, la question inévitable reste en suspens, crée un malaise: coupable ou innocent? En septante minutes de tête-à-tête, seuls dans une pièce attenante à la librairie, on ne percera pas son mystère. Au contraire. Alors, puisque la fiction est plus vraie que la réalité, parlons littérature.
Piégé comme un rat. Son roman imagine à quoi ressemblera la France dans une ou deux générations. La qualité de vie s’est dégradée, le prix du pétrole a flambé, l’Etat est devenu un Léviathan kafkaïen qui broie les citoyens. Le personnage principal, Morgan, essaie d’arrondir ses fins de mois en récoltant, grâce à une poche ad hoc, ses vesses. Le méthane est devenu source de revenu. Morgan est prisonnier d’un labyrinthe, comme un rongeur de laboratoire. C’est la lutte d’un homme, seul contre le système, et qui essaie tragiquement de prouver sa bonne foi.
Cette dystopie évoque parfois Ballard ou Houellebecq. Laurent Ségalat ne connaît pas le premier et n’aime pas le second. Il n’a pas envie que l’on parle de science-fiction, mais de «roman d’anticipation». «Le style, sec et dépouillé, c’est mon style. Dans mon travail aussi, j’écris de manière très concise. Certes, j’ai noirci le trait. Mais si vous prenez les éléments dont je parle, ils existent déjà dans la société aujourd’hui. En les juxtaposant, je rends simplement le climat plus stressant, oppressant, noir.»
Style. Est-ce un bon livre? Il aurait pu l’être. Sa sécheresse, sa vision sans concession sont fortes. Mais un travail sur le style aurait permis de le pousser plus loin. Les proches de Ségalat pensent qu’il n’a pas assez mis de choses dans son roman. Il ne parle pas du physique de son personnage. Ne l’incarne pas. Et le livre ne comporte pas d’intrigue. Nous pensons, nous, que trop de phrases encombrent encore sa prose. Il ne laisse rien deviner; au lieu de cela, il souligne sans cesse. Il aurait fallu moins d’évidences, pour laisser le lecteur travailler. Des non-dits. Mais Ségalat parvient à ses fins: émouvoir, toucher, tout en utilisant un style raide et détaché comme celui d’un article scientifique.
Qu’il le veuille ou non, le lecteur ne cesse de faire des allers-retours entre l’affaire et la fiction. Il y a cette vieille femme, par exemple, que le héros s’acharne à vouloir ranimer (ce que Ségalat prétend avoir voulu faire avec sa belle-mère, qu’il aurait découverte baignant dans son sang). Mais la bêtise de vouloir lire dans ce roman une preuve de la culpabilité de l’auteur ou de ses supposés «troubles de la personnalité» fait sourire. C’est une œuvre de fiction, pas une confession. Elle aurait été, selon l’auteur, achevée avant sa détention.
Reste que Morgan ressemble à son créateur. «S’il est apathique, s’il exprime peu sa volonté, c’est à dessein. Je l’ai voulu ainsi, ballotté par les événements, soumis par des systèmes de forces qui le dépassent. Fondamentalement, il a envie de bien faire, comme 80% des citoyens. Il n’est ni meilleur ni moins bon que les autres. Il a ses bons côtés et ses petites lâchetés… Ma vision de l’homme est peut-être naïve, mais je pense que, globalement, les gens sont de bonne volonté, et bien intentionnés.» Sans hésiter, c’est le côté que l’auteur a choisi.
Les livres du père. Laurent Ségalat écrit depuis toujours. Adolescent, il avait fait lire son premier texte, dans le style de Céline, à son père. Roger-Jean Ségalat avait publié deux récits influencés par le nouveau roman. Il a travaillé chez Gallimard comme iconographe pour la collection de la Pléiade, et possédait la librairie Ségalat, à Lausanne, consacrée aux livres anciens. Le fils avait imaginé reprendre la librairie. Il avait commencé à y travailler, juste avant le drame. Les livres, c’est le domaine du père. Ce père lointain, qui ne l’a pas élevé mais lui a offert, lorsqu’il avait 6 ans, six dictionnaires Larousse.
Roger-Jean Ségalat avait mis un terme à cette première tentative littéraire par un glacial «Très mauvais». Mais Laurent Ségalat a continué d’écrire des fictions (il a également publié des essais, dont La science à bout de souffle? au Seuil).
L’écriture romanesque l’amuse, c’est son «violon d’Ingres». Ses réponses tombent, platement, entrecoupées de silences: «Ecrire est un bon moyen de passer le temps, dans le train ou dans l’avion.»
En prison aussi, il a écrit, «pour tuer le temps». Aujourd’hui, il prépare une suite. A-t-il le temps d’écrire? «Je suis toujours employé du CNRS à Lyon, mais je ne peux pas m’étendre sur la situation.»
Pourquoi ne pas avoir choisi un nom de plume? Pourquoi s’exposer? «Je n’y ai pas pensé.» Est-ce l’écriture qui lui a permis de ne pas s’écrouler, pendant deux ans et demi de prison préventive? «Je ne suis pas sûr que ce soit… (Silence.) Je ne crois pas que j’aie envie d’en parler aujourd’hui, si cela ne vous ennuie pas… Je ne me pose tout simplement pas la question. Pendant que j’ai été incarcéré, ma vie a été suspendue. Lorsqu’on m’a acquitté, j’ai essayé de la reprendre là où elle s’était arrêtée. C’est-à-dire trouver un éditeur pour ce livre.» C’était avant qu’une cour d’appel le condamne à seize ans de prison.
On met un terme à l’entretien. Il semble inquiet, comme s’il avait encore quelque chose à dire. Son père n’a pas eu le temps de lire son roman. Il est décédé quelques semaines après que son fils s’est fait arrêter.