PARADOXE. Malgré le succès de l’économie allemande et un chômage qui recule, la menace d’un avenir précaire se précise jusque dans la classe moyenne. Quatre citoyens nous ont confié leurs soucis et leur peur de sombrer.
D’une main preste, Barbara Schuster* ferme son sac rouge en cuir souple à l’aide d’une pincette. Et nous lance un sourire mitigé: «Il y a quelque temps, j’aurais couru chez un maroquinier pour qu’il répare la fermeture éclair. La pincette, c’est moins cher.» Dans la riche ville de Munich, son opéra, ses pinacothèques, ses théâtres prestigieux et ses allées majestueuses où limousines et cabriolets – Porsche, Mercedes ou Audi – se livrent une concurrence dans l’étalage du luxe, Barbara pédale sur son vélo et ressasse trois soucis: son mari, leur retraite et ces concitoyens dont s’occupe le service social où elle travaille. Depuis les réformes de l’ex-chancelier Gerhard Schröder, mises en œuvre il y a dix ans, le nombre de chômeurs a certes baissé, mais celui des petits emplois mal payés a explosé. «Quelle retraite se préparent ces 8 millions de personnes qui gagnent si peu? Nous allons au-devant d’une nouvelle pauvreté, elle a déjà commencé d’ailleurs.» Et elle se voit. Un vrai contraste dans Munich l’opulente que ce vieux Monsieur, qui n’a rien d’un clochard mais qui se penche sur une poubelle. L’exercice, devenu courant dans les villes allemandes, consiste à collecter des bouteilles de plastique contre lesquelles on reçoit une consigne. La pauvreté se montre parfois de manière subtile, observe Barbara: «On ne la remarque pas forcément aux vêtements, devenus si bon marché, mais aux dents pas soignées, aux lunettes pas réparées, toutes choses qui ne sont que très partiellement remboursées par l’assurance maladie.»
Celle qui tombe de haut. Barbara ne veut pas se plaindre; avec son emploi à 3000 euros, elle estime qu’elle gagne bien. Pourtant, sa vie a changé, elle descend lentement l’échelle sociale. Et sait qu’elle va continuer. Son époux, un homme en vue, à la tête d’un des magasins renommés de la cité, a mis toute sa fortune dans son commerce, jusqu’à son assurance-vie prévue pour ses vieux jours, avant de se retrouver insolvable. Dans une Allemagne qui ne connaît pas l’équivalent d’une AVS pour les indépendants, il se retrouve, à passé 65 ans, à l’aide sociale pour personnes âgées et touche 265 euros par mois.
Désormais, Barbara fait bouillir la marmite seule. Elle y cuit des aliments achetés chez Aldi. Au temps de ses splendeurs, le couple fréquentait la bonne société munichoise. Aujourd’hui, fini les tours en voilier: «Nous ne sommes plus invités. Dans ces cercles, on reste entre soi. De toute façon, mon mari se gêne.»
Pour l’instant, le couple garde son appartement de 100 m2. Mais il faudra sans doute le quitter. Dans quatre ans au plus tard, quand Barbara touchera sa retraite. Avec un peu moins de 2000 euros par mois, une somme qu’elle obtiendra uniquement parce qu’elle a contracté plusieurs assurances pour compléter sa rente vieillesse, elle ne pourra plus payer les 1200 euros de loyer. Elle cherchera, comme nombre de ses amies, un «minijob» à 450 euros, une de ces inventions de l’agenda 2010. Même si elle le déplore – la multiplication de ces petits boulots empêche la création de vrais emplois avec une couverture sociale décente.
Celle dont l’univers rétrécit. Karin Gross*, elle, a déjà déménagé dans une coopérative d’habitations de l’ancien quartier ouvrier, de l’autre côté de la rivière Isar. Après vingt-six ans à la tête d’un restaurant servant cuisine du marché et bons vins, Karin a vu sa clientèle, essentiellement issue de la classe moyenne, espacer peu à peu ses visites. Elle a senti la pression sur les salaires allemands, les emplois plus précaires, l’incertitude face à l’avenir et les hausses de loyer pratiquées dans un Munich si attrayant pour les investisseurs venus du monde entier. «Nos clients sont devenus regardants. Ils ne prenaient souvent qu’un verre de vin, ou une salade avec un verre d’eau.
A Munich, il y a toujours des gens riches, mais ils préfèrent les endroits très chics et chers. Quant aux jeunes, ils veulent manger beaucoup et bon marché. Le fossé social s’élargit et nous, nous sommes au milieu!» Après une année 2012 calamiteuse, elle et ses associés laissent tomber. A 63 ans, Karin, qui prévoyait de travailler jusqu’à 70 ans, doit prendre une retraite anticipée et rognée de 10%. Elle trouve, «une chance», un minijob chez un marchand de vin. Deux jours par semaine. Désormais, elle tourne avec un budget de moins de 1000 euros. Sa rente de 500 euros, qui suffit à peine à payer le nouveau loyer, et son minisalaire de 450 euros. Elle puise donc dans ses économies déposées sur un compte qui ne rapporte presque rien, 0,5% d’intérêts, et qu’elle pensait garder pour bien plus tard.
Ses amis ont trouvé cela triste qu’elle soit obligée d’abandonner son joli trois-pièces dans la verdure. Avec 75 m2, il n’était pourtant pas immense, mais le propriétaire exigeant soudain un loyer de 900 euros, Karin a dû se résoudre à partir et emménager dans une pièce et demie avec niche cuisine, 40 m2. «Je me suis séparée de la plupart de mes livres, meubles et objets, j’ai vendu mon grand lit qui prenait trop de place.»
Elle qui a toujours vécu modestement n’avait pas imaginé qu’elle devrait un jour se restreindre à ce point. Plus jamais de produits cosmétiques de marque, plus jamais de repas au restaurant, et chaque achat soupesé. «J’ai parfois l’impression de tomber dans un trou.» Son regard bleu clair s’échappe vers la fenêtre. Elle dit que cela la remue de parler de tout cela, elle dit aussi qu’il faut beaucoup de force, quand on a peu d’argent, «pour rester droite». Elle y parvient, la dame aux longs cheveux poivre et sel, elle garde son élégance naturelle de femme élancée. Même si elle sait qu’elle devra compter chaque sou jusqu’à la fin de ses jours.
Celle qu’on ne garde pas. A six heures de train de là, dans un quartier de l’est de Berlin, une autre femme compte ses sous. A 38 ans, Silke Müller*, travaille six jours sur sept pour 1200 euros. Comme assistante d’une artiste renommée. Son salaire lui suffit parce que la pièce qu’elle habite ne coûte que 400 euros. En fait, elle coûtait la moitié il y a peu, mais les propriétaires ont remplacé les fours à charbon par un chauffage central. Mais ils n’ont pas touché aux murs râpés. Pour peu dépenser, elle pratique le troc, réalise le site internet d’une coiffeuse qui, elle, lui coupe les cheveux umsonst, gratuitement.
Silke aime son travail actuel. Mais elle ne sait pas si elle pourra le conserver au-delà d’un an. Elle l’espère, comme elle a espéré tant d’autres fois. Pourtant, c’est une vraie pro, Silke. Après un apprentissage technique dans l’impression, elle a obtenu une maturité professionnelle, puis un diplôme de photographe d’une haute école réputée. Elle a bien gagné sa vie dans la publicité avant de quitter sa ville de Rhénanie-du-Nord-Westphalie pour «monter» à Berlin. Riche d’un joli paquet d’économies, elle se consacre d’abord à ses projets personnels de photographe puis cherche un emploi. Elle approche un job center. «C’était la première fois que je m’adressais à un office du travail. Je voulais simplement qu’on m’aide dans ma démarche. Au lieu de cela, on m’a traitée comme quelqu’un de difficile à placer et envoyée dans un “projet”.» Elle y gagne l’équivalent de l’aide sociale, alors un peu plus de 350 euros, et se retrouve un beau matin avec seize autres personnes censées développer un concept artistique pour l’allée Karl-Marx. «Nous n’avions rien à disposition, ni ordinateur ni papier, rien. Nous passions des heures à ne rien faire au lieu de chercher du travail. Absurde.»
Depuis, la jeune femme est ballottée d’un engagement à l’autre, tous limités à un an, comme ce plein temps dans une galerie, payé aussi par l’office du travail, 800 euros. Silke s’interroge sur cet Etat qui subventionne ainsi des entreprises peu viables. Et sur ces entreprises qui préfèrent changer de personnel chaque année plutôt que de les payer correctement et de profiter de leur expérience. «Quelle valeur garde le travail bien fait? Où demeure l’estime envers ses collaborateurs?» Silke ne sait plus.
Celui qui prend des risques malgré lui. Rencontré à Berlin aussi, Lorenz Baumgartner*, 48 ans, travaille comme indépendant depuis peu. Ne croyez pas qu’il se soit découvert une intense fibre entrepreneuriale un beau matin. Non, si cet universitaire s’est mis à son compte, c’est qu’il n’avait pas le choix, comme tant d’autres Allemands.
Directeur dans une grande entreprise cosmétique française durant quinze ans, il a changé d’employeur parce que arrivé au top de sa carrière en Allemagne. Il aurait pu rester, vivre en nomade, passer d’une filiale à l’autre, de Tokyo à Buenos Aires. Mais Lorenz ne veut pas s’éloigner de son épouse, enseignante, et de ses deux enfants. Il opte alors pour une start-up. Mais l’entreprise rencontre des difficultés. Lorenz coûte cher, il donne sa démission. Après deux expériences similaires, il multiplie les offres d’emploi spontanées. Le même scénario se répète à chaque fois: les entreprises se montrent intéressées par son profil, apprécient son expérience mais refusent de l’engager. On travaille sur mandat, pour des projets limités dans le temps. A prendre ou à laisser. Lorenz a pris. Et fondé sa petite entreprise dans le Palatinat, au sud de l’Allemagne, où il habite. Depuis, il vit quand même comme un nomade. Il vient de décrocher un bon mandat dans une caisse de pension, mais à Berlin. Alors, jusqu’à fin octobre, l’homme vit chez son cousin et rentre le week-end. Durant sa première année, il a gagné un peu plus qu’avant. Mais, désormais, il doit payer lui-même ses assurances sociales, ses déplacements, ses hôtels, ses téléphones, tout.
Comme les autres, Lorenz ne veut pas se plaindre. Il positive: «Ma vie est devenue plus intéressante, plus variée, je découvre des gens différents à chaque mandat. Mais financièrement, c’est risqué.»
En juin et en juillet, il n’a rien encaissé. Jamais tranquille, il travaille davantage, passe ses soirées et une partie de ses nuits à chasser de nouveaux mandats sur l’internet. «Tu donnes des mots clés et tu reçois chaque jour un mail avec les projets qui contiennent ces mots de la part d’entreprises intermédiaires.» Lorenz ne sait pas encore ce qu’il fera en novembre. Devant son écran bleu, il passe quelques nuits blanches.
* Les noms ont été changés par la rédaction.
Lire l’analyse de Jürgen Habermas, et l'interview d'Hubertus Heil.
«Esclaves salariés»: Le scandale des abattoirs
Des entreprises comme des camps de travail, entourées de fils barbelés, des employés comme des forçats, des logements insalubres, surpeuplés, des salaires de misère et la peur d’en parler. Les Allemands ont cru qu’ils voyaient mal en découvrant Esclaves salariés en Allemagne, documentaire de la chaîne de télévision ARD sur les conditions de travail régnant dans l’industrie de la viande de leur pays. Des cars entiers partent de Roumanie ou de Bulgarie pour y amener des travailleurs qui gagneront entre 2 et 5 euros de l’heure. Dans ce secteur, on estime que 50% des travailleurs tombent sous le coup de contrats d’entreprise, c’est-à-dire qu’ils sont employés par une société ayant son siège à l’étranger ou travaillent, prétendument, comme indépendants.
Le gouvernement belge s’est plaint auprès de la Commission européenne de ce dumping salarial. Plusieurs ministères publics allemands ont ouvert des procédures. Et les politiciens veulent légiférer. En attendant, bœufs, porcs ou poulets viennent de partout pour mourir en Allemagne. Parce que c’est moins cher.
L’Allemagne en chiffres
2003: Réformes
Composé d’une douzaine de réformes, l’Agenda 2010 de l’ex-chancelier social-démocrate Gerhard Schröder entre en vigueur dès 2003. Il a surtout apporté des changements majeurs dans le marché du travail. Les lois qu’il a inspirées furent baptisées Hartz, du nom de l’ancien directeur des ressources humaines du groupe Volkswagen, Peter Hartz, qui avait été mandaté par le gouvernement. Un socialiste lui aussi.
2,9 mio: chômeurs
Leur nombre a baissé de manière spectaculaire: ils étaient 4,1 millions en 2003. Avec la réforme qui les concerne, appliquée dès 2005, les chômeurs touchent 70% de leur dernier salaire durant un an seulement, puis ils reçoivent l’aide sociale, un montant forfaitaire (382 euros pour un adulte seul). Logement, chauffage et assurances sociales sont pris en charge. Mais il s’agit de rechercher activement un emploi et de prendre tout travail «acceptable». Sinon l’aide est réduite.
7,4 mio: minijobs
Le nombre de ces petits emplois à 450 euros par mois a explosé. Depuis les réformes, le minijob est exempt d’impôt sur le revenu et autorise l’employeur à ne payer qu’une portion congrue de la couverture sociale. Ce qui devait servir de tremplin à des chômeurs, des mères ou des jeunes vers le monde du travail s’est transformé en piège. On sort difficilement de ces emplois précaires.
1,3 mio: working poors
C’est le nombre de personnes qui travaillent et touchent l’aide sociale. 60% d’entre elles n’ont qu’un emploi à temps partiel. Le salaire brut moyen des working poors est de 6,20 euros par heure. Dans une étude de l’IAB, les chercheurs constatent: «Les rapports de travail limités, le temps partiel et les bas salaires mènent rarement à une activitéqui ne soit plus dépendante de l’aide sociale.»
820 000: temporaires
Le nombre d’employés temporaires a presque triplé; ils n’étaient que 310 000 il y a dix ans. Sur les 500 000 postes supplémentaires, seule la moitié résulte d’une véritable création de nouveaux emplois. L’autre moitié a simplement pris la place d’emplois fixes et mieux payés, phénomène similaire à celui des minijobs. Les réformes Schröder avaient simplifié le recours à l’intérim.
50%: retraités
Les retraités touchent 50% du salaire moyen net qu’ils ont gagné au cours de leur vie. Ce niveau devrait baisser à 43% en 2030, comme l’avait décidé le gouvernement Schröder. Pour les indépendants, cotiser pour ses vieux jours reste facultatif, rien de semblable à l’AVS en Allemagne. La rente Riester, sorte de 3e pilier, permet de déduire de l’impôt jusqu’à 4% de son salaire pour sa prévoyance.
2,6 mio:«Ich-AG»
Ils sont 700 000 de plus depuis 2000, ces indépendants qui n’emploient qu’eux-mêmes. Le gouvernement Schröder avait accordé une aide financière à ceux qui créaient leur petite entreprise, dite «Ich-AG», puis l’a supprimée. Selon une étude du Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, un tiers de ces 2,6 millions d’indépendants ont de bas revenus. Et 45% ne mettent rien de côté: retraite difficile en vue.
24,1%: bas revenus
En Allemagne, presque un quart des personnes qui travaillent gagnent moins de 9,54 euros de l’heure. La part des bas revenus est ainsi plus élevée que dans les autres pays d’Europe occidentale. Etonnant: plus de 80% des personnes qui gagnent si peu ont pourtant terminé une formation professionnelle. Seule la Lituanie fait moins bien (voir infographie en diaporama).