Longtemps, je me suis méfiée des villas. Ce malaise trouvait sa source dans une scène traumatique vécue durant mon enfance.
Bon, puisque vous insistez, je vous raconte. J’avais 8 ans lorsque mon amie Cécile, voisine de palier et fidèle compagne de jeu à l’élastique, m’annonça son départ. Sa maman, son papa, son grand frère et elle quittaient notre immeuble locatif des hauts de Lausanne pour monter encore plus haut, à Epalinges, au paradis des villas. La maison que ses parents avaient fait construire était prête. Elle était rose et il y aurait un chien.
J’étais subjuguée. Le chien devant la villa rose apportait la touche finale à une icône existentielle: le bonheur existait, il avait cette forme-là et pas une autre. Plus tard, je voulais une famille exactement comme ça. (La question de savoir comment faire pour avoir, à coup sûr, un garçon d’abord, une fille ensuite me causait quelques problèmes d’endormissement mais n’atténuait en rien ma détermination.)
Deux ans plus tard, Cécile revenait dans notre immeuble. Son père était parti avec sa secrétaire, sa mère, fragile et appauvrie, venait panser ses plaies au contact d’un voi-sinage bienveillant. Attention, chute d’icône.
Depuis ce jour, je ne manque pas de m’arrêter devant les nombreuses publicités – l’une pour un compte épargne, l’autre pour une promotion immobilière – qui montrent une famille radieuse sur fond de rutilante villa. Méfiance et circonspection, voilà un modèle unique trop lisse pour être honnête. On retrouve d’ailleurs, dans la tradition orale des architectes, les traces d’une mystérieuse malédiction frappant la construction de la maison individuelle par les jeunes couples: bien souvent, loin de marquer l’apothéose du bonheur familial, elle déclenche son effondrement.
Et voilà qu’une affiche apparaît, sur les murs de Lausanne, vantant un nouveau lotissement de 24 villas de six pièces et demie à Epalinges. Je rends hommage à ses concepteurs, car elle a eu sur moi un effet quasi thérapeutique.
La villa, sur la photo, n’a rien (mais alors vraiment rien) d’exceptionnel. Ce qui est remarquable, ce sont les gens qui sont devant. Je vois: au premier plan, un homme debout avec un petit dans les bras. Un second homme accoudé au balcon du premier étage. Entre pelouse et véranda, trois autres enfants. Ou peut-être deux enfants et une femme, ce n’est pas très clair car elle est toute petite en arrière-plan.
Qui sont-ils? Un couple, ses trois jeunes enfants et l’aîné d’un premier lit? Un couple, ses trois enfants et son jeune homme au pair? Un papa, son copapa et leurs quatre rejetons? Trois parents célibataires en colocation, deux parents et un cousin d’Amérique, une femme et ses deux époux?
Plantée devant l’affiche, j’explore, émerveillée, l’infinité des scénarios possibles. La dictature du modèle unique est morte, et si le bonheur est polymorphe, je peux recommencer à y croire.
Il ne reste plus qu’à dynamiter l’architecture ça m’suffit et j’aurai enfin envie d’acheter une villa.