CRIMINALITE. Que faire avec les grands criminels manipulateurs qui narguent le système en exploitant ses failles? Henriette Haas, experte en psychologie légale, plaide pour un système de surveillance à vie.
Vous avez travaillé avec des criminels dangereux. Que vous inspire la mort de la sociothérapeute de la Pâquerette, vendredi dernier près de Versoix?
Je souhaite tout d’abord que cette jeune femme courageuse reçoive des honneurs officiels. Le personnel pénitentiaire et les thérapeutes qui travaillent avec de grands criminels prennent des risques pour la sécurité du public, tout comme les policiers ou les pompiers. Lorsque l’un d’eux meurt en service, il est important que la communauté rende hommage à son engagement. Travailler sur le front de la criminalité est risqué, et il faut des gens pour faire ce travail.
Vous voulez dire que la mort d’Adeline M. relève d’une marge de risque irréductible?
Pas du tout. Cette marge existe, mais elle peut être réduite. Un certain nombre de criminels très dangereux devraient faire l’objet d’un régime plus strict. C’est d’ailleurs le souhait exprimé par le peuple, et qui n’a pas été entendu lors de la rédaction du nouveau code pénal. Il est incompréhensible, par exemple, une fois la dangerosité d’un criminel établie, que ce soit à l’Etat de faire la preuve de sa persistance, et non l’inverse.
L’assassin présumé d’Adeline M. a un profil bien connu: glacial, manipulateur, habile à inspirer confiance. Un procureur genevois explique qu’il a «berné les juges» (Tribune de Genève du 16 septembre) puis s’en est vanté. Les exemples se multiplient où le criminel trompe jusqu’aux professionnels spécialisés que sont les thérapeutes et les experts. Comment est-ce encore possible, avec tout ce qu’on sait de ces grands pervers?
Il existe une minorité de criminels psychopathes très difficiles à traiter et probablement intraitables, dont la grande force est qu’ils savent parfaitement créer une apparence de réadaptation. Il y a donc une difficulté objective à évaluer leur dangerosité et un risque d’erreur probablement inévitable. C’est pourquoi il est un peu court, en cas de problème, de s’en prendre à l’expert de service. On ferait mieux de chercher, dans le système, ce qui peut être amélioré.
Qu’est-ce qui peut l’être? Que faire des manipulateurs?
Lorsqu’on voit un homme jouer les enfants de chœur tout au long de ses années en prison, que peut-on en déduire? Qu’il est capable de maîtriser ses pulsions pour autant qu’il se sache surveillé. Mais, dès qu’on lui fait confiance, il en abuse. Pourquoi? Parce qu’il ne veut pas guérir et espère pouvoir échapper à la justice. Le système actuel lui laisse cet espoir. Au lieu de lui délivrer un message clair: tu as commis un crime grave, tout espoir d’impunité est désormais perdu pour toi. Tu as le choix entre la prison ou l’adaptation, mais il n’y a pas de troisième voie.
Concrètement, comment délivrer ce message?
La majorité des crimes graves sont commis par des multirécidivistes. Il faut se focaliser sur cette donnée et mettre en place des instruments efficaces de surveillance indéterminée des criminels dangereux. A peine le jugement définitif prononcé, on pourrait greffer, dans le corps du condamné, une puce électronique qui émettrait ses coordonnées GPS à tout moment. Une sorte de bracelet électronique invisible, donc non stigmatisant. Les données seraient enregistrées dans une base nationale, accessible à la police seulement. En cas d’évasion ou de récidive, cela permettrait de retrouver le coupable rapidement. Et aussi cela comblerait le manque dramatique d’un système de surveillance de ces personnes après leur sortie de prison. Des personnes qui, par ailleurs, devraient être interdites à vie de posséder des armes ou des molosses.
Une mesure légalement possible aujourd’hui?
Actuellement, entre l’internement et la libération sans surveillance, il n’y a pas d’option. Il faudrait introduire un article dans le code pénal qui permette au tribunal de prononcer une mesure de surveillance indéterminée. C’est aussi une question de finances publiques: la solution de la puce électronique serait bien moins coûteuse que de garder en prison tous ceux qui représentent un risque potentiel. Car le véritable défi, pour la science et pour la société, c’est moins une petite minorité de pervers clairement ultradangereux comme le sadique de Romont, dont il est clair qu’ils ne doivent plus jamais sortir de prison. Ce sont les nombreux cas où il y a une dangerosité moyenne ou pas suffisamment élucidée. Contrairement à ce qu’ont affirmé ces derniers jours certains experts zurichois, on ne peut pas faire une distinction nette entre dangereux et non dangereux.
Surveillé à vie, cela veut dire privé de seconde chance?
Je crois à la seconde chance. Mais sans aller jusqu’à faire comme si rien ne s’était passé. Une seconde chance, oui, mais sous contrôle. A quelqu’un qui a commis un crime grave, il faut pouvoir dire: ta vie, après cela, ne sera plus jamais comme avant.
Une puce électroni-que, cela aurait-il pu dissuader le meurtrier d’Adeline M. de passer à l’acte?
C’est fort possible. Les grands manipulateurs ont souvent l’espoir de s’en sortir au nez et à la barbe de tous. Dans une bonne partie des cas, savoir qu’ils seront repris à coup sûr peut être dissuasif.
L’autre chose qui aurait pu sauver Adeline M., c’est d’être accompagnée par un garde du corps. N’est-il pas incompréhensible qu’elle ne l’ait pas été?
Cela aurait probablement sauvé la vie d’Adeline M. vendredi dernier, mais ensuite, en 2015, Fabrice A. se serait retrouvé libre, au milieu d’autres jeunes femmes exposées à sa présence à leur insu…
Entre-temps, on aurait peut-être compris qu’il était dangereux?
Comment l’aurait-on compris s’il n’avait eu aucune occasion de céder de nouveau à ses pulsions? Si on sait qu’un prisonnier sera libéré à tel moment, il est pertinent de prévoir un moment de transition; la question des sorties avec ou sans surveillant ne résout pas le fond du problème. Ce qui peut vraiment faire la différence, c’est un dispositif de surveillance et de repérage efficace, y compris après la sortie.
Le système est-il plus dysfonctionnel en Suisse romande qu’en Suisse alémanique, comme l’ont affirmé plusieurs experts ces derniers jours?
Je ne suis pas du tout d’accord. Je peux vous citer une série de cas de dysfonctionnements dramatiques en Suisse alémanique. A commencer par celui de ce père de Bonstetten, dans le canton de Zurich, qui, après avoir essayé de tuer son premier fils, a obtenu la garde du second. L’aîné a alerté les autorités, en vain: son cadet a été confié à son père et il en est mort. Il y a bel et bien des failles dans le système, mais le bateau prend l’eau tout autant d’un côté de la Sarine que de l’autre.
Selon le criminologue Martin Killias, l’efficacité du centre La Pâquerette n’aurait jamais été sérieusement évaluée…
La Pâquerette n’est ni «un leurre», comme l’affirme Martin Killias, ni la panacée décrite par son confrère André Kuhn. Il s’agit d’une institution nécessaire, qui prépare à la sortie, après une longue incarcération, des détenus qu’il faudra bien laisser sortir, car leur peine touche à sa fin. Qui voudrait libérer, sans préparation, des criminels enfermés depuis dix ans?