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Ne partons pas fâchés

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Jeudi, 18 Juillet, 2013 - 05:58

Pendant vingt-quatre heures, j’ai cru que se trouvait en même temps que moi dans cette bourgade de la côte ligure, en Italie, une écrivaine allemande qui passe pour une allumeuse trash appelée Charlotte Roche. Je venais de terminer son deuxième livre (Petites morts, parution le 21 août chez Flammarion), et je les vois déambuler sur les quais, puis à l’apéro, même au marchand de glace: une petite brune juvénile aux cheveux longs, un type plus âgé, plus grand et s’adressant à elle en allemand. Cela ne pouvait être qu’eux. Elle le décrit dans ses livres, je l’avais vue maintes fois en photo. En plus, j’avais très envie de faire sa connaissance.

Mon mari se moquait gentiment mais se montrait réceptif au vu du passage du livre de Charlotte que je venais de lui lire: «Je raconte pour la énième fois à madame Drescher que je suis fière d’envoyer mon mari chez les putes, même seul parfois, et que ça exacerbe mon désir pour lui.» J’allais l’aborder lorsque, entendant son compagnon l’appeler «Anna», je dus en convenir: je m’étais trompée.

C’est ma croix: je ne suis pas physionomiste. A un stade avancé, cela porte un nom: prosopagnosie. Bruno Patino, numéro deux de France Télévisions, vient de l’avouer dans le Journal du dimanche: il reconnaît les gens non à leur visage mais à leur voix. Du coup, on ne le voit jamais dans les dîners en ville. Cela se comprend. Les gens comme moi ont besoin d’un poisson-pilote, homme ou femme de compagnie bien informé qui leur glisse à l’oreille le nom des gens qu’ils croisent. Aussi important qu’un goûteur si l’on s’appelle Cléopâtre: c’est une question de survie si l’on ne veut pas vexer à mort connaissances et amis. Aucun problème avec les gens de ma famille et les amis de jeunesse, qui sont bien accrochés dans ma mémoire. C’est avec la tranche 30-40 que j’ai du mal, soit les gens rencontrés entre mes 30 et mes 40 ans. C’est grave, docteur? L’an dernier, j’ai eu une période où je laissais volontairement mes lunettes dans leur étui. Du coup, je n’étais entourée que de visages flous. J’adorais cette sensation de marcher dans une bulle. Mais c’est évidemment aussi idiot que le gamin qui se met la main devant les yeux et hurle «Tu ne peux plus me voir! Je suis caché!». Bref, je dois moins en être au stade «prosopagnosie» qu’à celui de «déni de réel». J’imagine la foule sentimentale.

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Dessin: Keiko Morimoto
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