BLOCAGE. Genève manque cruellement d’accès au lac. Les projets s’échouent sur les bisbilles ville-canton ou les oppositions. La municipalité va lancer une grande réflexion sur le futur de la rade.
Serge Maillard
L’été à Genève vire parfois à la foire d’empoigne. La faute à un espace de détente exigu dans la ville la plus dense de Suisse: quais noirs de monde, pelouses envahies, débarcadères utilisés comme planches de saut malgré les panneaux d’interdiction ou serviettes posées sur des rochers peu confortables. Lors des fêtes du mois d’août, il devient difficile de se frayer un passage entre les stands de foire, les cabanons de pêcheurs et les bateaux à quai coincés entre la route et le lac.
«Les pratiques sociales sont déjà là: avec l’amélioration de la qualité de l’eau, il y a un véritable retour au lac depuis une quinzaine d’années, observe l’architecte Marco Rampini. C’est l’infrastructure qui fait encore défaut.» Pourtant, tout le monde, à Genève, dit vouloir une plage.
Dernier exemple en date: mandaté par l’Etat, le bureau ADR de Marco Rampini avait conçu le projet ambitieux de la plage des Eaux-Vives, qui aurait dû être inaugurée cet été. Comme les Néerlandais l’ont fait au fil des siècles pour sortir de leur exiguïté, il s’agissait pour Genève de gagner de la terre sur sa «mer», le Léman. Devisé à 61 millions de francs, cet espace risque cependant de ne jamais voir le jour. En cause, la quantité de remblai nécessaire pour aménager le parc prévu: un sacrifice trop important aux yeux du WWF, dont le recours vient d’être admis par un juge du Tribunal administratif de première instance. «Ce projet menace la benne littorale, qui contient une grande partie de la biodiversité du lac et que l’on n’arrive pas à reconstituer par la suite, défend Françoise Chappaz, secrétaire régionale de l’organisation. C’est comme si on détruisait d’un coup deux tiers des renaturations de rivières effectuées dans le canton de Genève.»
Question de fond ou vice de procédure? C’est le nœud du problème: outre des manquements à la loi fédérale sur la protection des eaux, le juge pointe en effet que «la voie dérogatoire (par le biais de l’exécutif, ndlr) ne pouvait être utilisée, vu l’ampleur du projet». Le Conseil d’Etat, qui «prendra connaissance» de cet arrêt de droit lors de sa séance de fin juillet, a jusqu’au 2 septembre pour recourir.
«En cas de recours, il faudra encore compter une année et demie à deux ans de procédure. A l’Etat de prendre cette décision. Mais, dans tous les cas de figure, cela exclut l’aménagement rapide d’une plage aux Eaux-Vives», explique Christian Lüscher, qui a défendu les intérêts de la Nautique. Le projet prévoyait également la création de nombreuses nouvelles places de parc pour bateaux, afin de désengorger les quais.
Difficile, à ce stade, de déterminer si l’arrêt, émis par un tribunal de première instance et encore non définitif, influencera des projets similaires de remblayage de lacs dans d’autres cantons suisses: «Les autres tribunaux ont la possibilité de s’y référer, même s’il a bien sûr moins de valeur juridique qu’une décision du Tribunal fédéral, précise Raphaël Dallèves, l’avocat du WWF. Ce jugement n’a étonné aucun juriste, car les remblais sont clairement interdits par la loi.» Que le projet fasse jurisprudence, c’est ce qu’espère l’organisation environnementale: «Sur le Léman en tout cas, cette décision devrait donner un coup d’arrêt à d’autres projets genevois ou vaudois, estime Françoise Chappaz. J’insiste sur le fait que nous ne sommes pas contre la plage, mais contre le remblayage du lac.»
Malgré les lettres d’insultes de Genevois exaspérés qui lui sont parvenues à la suite de cette décision, le WWF persiste et signe, sûr de son fait: «Nous irons jusqu’au Tribunal fédéral s’il le faut, souligne Françoise Chappaz. Si le projet avait été légal, nous n’aurions rien dit! Mais nous n’avons jamais été conviés par les services de l’Etat depuis le dépôt de notre recours, et nous avons subi depuis lors des pressions intenses. Je n’avais jamais vu cela auparavant.»
L’organisation dénonce l’option du «coup de force» choisie par les autorités, alors que les partisans du projet accusent le WWF d’«abus de la démocratie». «Un référendum aurait été préférable au recours, estime le député PDC Guy Mettan. Ce projet a été voté à l’unanimité des partis au Grand Conseil. Passer par la voie juridique relève d’un raisonnement obtus.» A quoi l’organisation répond par son «manque de ressources».
Le quai Wilson dans le viseur. Et maintenant? Un compromis entre le WWF et l’Etat semble difficile, tant leurs visions sont différentes: lagune pour le premier, parc pour le second. Si l’option du recours est écartée, cela pourrait conduire à reprendre à zéro le processus, avec passage devant le législatif et, de nouveau, possibilité de référendum ou de recours. «Il n’y a pas d’autre projet: celui-ci a été étudié pendant des années et résolvait la question des places d’amarrage, estime Charles Pictet, président de la Fédération des architectes et ingénieurs de Genève. Il ne faut pas baisser pavillon et faire dans la demi-mesure. En lançant beaucoup de projets en parallèle, peut-être qu’il y en aura au moins un qui aboutira!»
La plage des Eaux-Vives étant en suspens, tous les regards se tournent désormais vers la rive droite: «Il faudrait mieux aménager le quai Wilson et la Perle du Lac, qui restent aujourd’hui un alignement de rochers sans accès au lac», estime le conseiller national genevois Antonio Hodgers. Comme le secteur des Eaux-Vives, ces rives ont été inscrites en tant que projets de planification dans le plan directeur communal adopté en 2010 par la ville de Genève. Ancien maire, le conseiller d’Etat Pierre Maudet se rappelle s’être frotté à la question dès 2007. «A l’époque, je souhaitais un beau projet de marches en pierre dans l’eau ou alors un système en bois. Mais il fallait d’abord régler la question de l’aménagement des quais, notamment des bateaux amarrés.»
Le projet fera long feu, sous le coup des «éternelles» bisbilles entre la ville et le canton. «Le problème, c’est qu’il y a trois institutions qui gèrent le lac et ses rives: la Confédération agit au moyen de la loi sur la protection des eaux, le canton est propriétaire du lac et la ville gère les rives, précise Guy Mettan. L’aménagement des quais est un sujet délicat, car tout le monde a sa petite idée sur la question et de gros intérêts commerciaux sont en jeu.» Pourquoi ne pas simplement installer des pontons de baignade? «Même dans ce cas de figure, il faudrait faire un projet de loi sujet à recours», poursuit le député. Du fait de son exposition à la bise, le quai Wilson nécessiterait un aménagement important, ajoute l’architecte Marco Rampini. «Mais c’est une question qui se pose, car il n’est pas sûr que la plage des Eaux-Vives suffise à satisfaire la forte demande.»
Concours pour la rade. A la Jonction, les quelques pontons récemment installés ont été pris d’assaut dès l’arrivée des beaux jours. Après le Rhône, c’est aux rives du lac que la municipalité entend maintenant consacrer son énergie. «Depuis le début de l’année, mon collègue Rémy Pagani et moi-même avons lancé une réflexion pour aménager la rade, explique Guillaume Barazzone, conseiller administratif chargé de l’environnement urbain et de la sécurité. Nous devons donner des impulsions politiques en associant étroitement les parties prenantes, à commencer par l’Etat. Mais nous espérions que la plage allait être réalisée, de manière à libérer les quais d’activités existantes…» Leur projet: un concours d’idées international portant sur des lignes directrices pour l’aménagement de la rade, auquel participeront des architectes.
«Parallèlement, il y aurait déjà quelques projets concrets à réaliser, par exemple un meilleur accès à l’eau entre le Jardin anglais et Baby-Plage. Tous les bateaux à quai empêchent pour l’heure d’imaginer un ensemble cohérent et un aménagement digne de ce nom. Quoi qu’il en soit, c’est le Conseil municipal qui aura le dernier mot. Les prochains mois seront consacrés à l’élaboration d’une proposition dans ce sens.»
L’idée d’un concours reçoit en tout cas un accueil enthousiaste du côté du… WWF. «C’est mieux que de confier des projets à des architectes désignés, estime Françoise Chappaz. Il faut commencer une nouvelle réflexion le plus rapidement possible. Pourquoi pas une route souterraine pour faire de la place?»
Paradoxalement, la grosse déception engendrée par le report de la plage des Eaux-Vives pourrait servir d’accélérateur, esquisse Antonio Hodgers: «Je garde espoir, car il y a une forte mobilisation pour ce projet. Il faut parvenir à retenir les Genevois en ville: s’ils se déplacent chaque week-end, l’impact écologique est pire!
Cet épisode malheureux peut créer un espace de consensus au sein du monde politique, mais aussi associatif.»