Peut-être que le XXe siècle demeurera le siècle de la boxe. Avant, elle n’avait jamais eu un tel impact (le noble art moderne naquit vers le milieu du XIXe siècle). Et maintenant, elle n’existe plus, ou plus vraiment: elle ressemble à une sorte de caricature d’elle-même, fédérations multiples et peu crédibles, shows théâtraux façon combats de catch, indifférence des médias.
Je peine ainsi à croire à toutes ces nuits d’autrefois. Partout dans le monde, des gens se levaient la nuit pour écouter un poste de radio, allumer une télévision. Est-ce que Jack Dempsey avait gagné? Quoi, Marcel Cerdan était mort? Et notre Suisse, Fritz Chervet, qui se battait pour un titre mondial qu’il aurait mérité dix fois. On bâillait quand le réveil sonnait, mais une magie venait, regardant ce ring et cette sueur tendue, à des milliers de kilomètres.
Durant les années 60 et les seventies, on atteignit un sommet. Le temps de Cassius Clay, devenu Mohamed Ali. Contre Frazier, ou contre le géant Foreman: des instants incroyables, sublimés ensuite par les escroqueries fastueuses des spectacles à la Don King. Mais il s’agissait quand même, alors, d’admirer et d’aimer les boxeurs.
C’est ça: aimer les boxeurs plus que la boxe elle-même. Savoir sa violence d’évidence, à la boxe. Sa cruauté totale et absolue, ses rédemptions rares, séquelles terribles, miracles du courage et tragédies courantes. Mais aimer les boxeurs justement pour leur sens de la tragédie, et leur inexplicable croyance dans ces miracles impossibles.
Peut-être que le XXe siècle demeurera celui d’une conquête américaine raciale sur les rings. L’éternelle manière d’essayer de s’en sortir, de monter vers la lumière, de trouver une espèce de justice. Le premier champion du monde noir s’appelait Jack Johnson, et lors du «combat du siècle», en 1910, contre le Blanc Jeffries (un ex-champion ressorti de sa retraite pour essayer de prouver qu’il était plus fort qu’un Noir), tout le public blanc gueulait: «Tuez le Nègre!» C’était comme ça, et ensuite Miles Davis a fait de l’aventure de Jack un disque extraordinaire (il boxait un peu, lui aussi): sa trompette donne littéralement des coups, danse, avance sur vous comme un guerrier furieux.
Alors Mike Tyson. C’est le dernier pour lequel je me souviens m’être levé la nuit. Avec l’aide d’un journaliste à qui il s’est confié, il vient de sortir sa biographie. Il l’a intitulée La vérité et rien d’autre (Editions Les Arènes), un titre juste. Tyson ne s’y épargne jamais. Oui, il s’est très mal comporté avec tout le monde, ses femmes, ses amis, parfois ses adversaires. Oui, l’aventure de sa vie est une succession de trahisons, les siennes et celles qu’il a subies, mère alcoolique, daddy absent et proxénète, la totale blues. Oui, il se met à pleurer à tout bout de champ: un souvenir, une évocation de tendresses, un ami perdu, mille blessures pas refermées.
Le livre de Tyson est bouleversant parce qu’il raconte la fin du siècle de la boxe, à travers celui qui fut peut-être son plus impitoyable combattant: cette machine à mettre KO ses adversaires. En forme, il était ingérable entre les cordes, Tyson. Trop rapide, trop puissant, toujours à venir sur sa victime. Si tout s’est effiloché dans la boxe, après lui ou à cause de lui, je me demande si ce n’est pas aussi pour ça. Il reste indépassable.
Il passe sa vie à lutter sans fin, désormais. Il essaie de se contrôler, de ne pas «céder à ses démons», comme disent les types dans son genre. Etre un mari et un père, pas juste un ex-boxeur et taulard, en finir avec son histoire, avec le numéro de Tyson en autodérision dans Very Bad Trip aussi: quand il joue à Tyson, il est encore Tyson, et ça lui met les larmes. Il aimerait que Mike Tyson le boxeur n’ait jamais existé. Il aimerait tuer la boxe.