Ça m’est arrivé par hasard le jour de la Fête des mères. Je cherche sur la Toile les bonnes proportions pour un velouté petits pois-gingembre que je veux mettre en route. Et je tombe sur la recette du bonheur.
Oublié, le potage. Ce qui m’est proposé, c’est un concentré de félicité féminine übermoderne. La femme qui poste sa recette sur ce site de partage se présente en des termes qui me laissent bouche bée. Les voici restitués dans leur intégralité:
«Maman comblée, c’est dans le sourire gourmand de mes ptits loups que je puise mon inspiration et que je teste, encore et encore… «Puce» et «Ado» ne sont pas les seuls à bénéficier de mes essais culinaires… Mon adorable compagnon y passe aussi, ainsi que famille, amis… Le bonheur tout simple de se réunir autour d’une table pour partager avant tout un délicieux moment de convivialité… Mon nouveau blog vient de voir le jour: j’évolue maintenant sur Overblog, alors au bonheur de vous y retrouver… hihihi.»
Cette jovialité dans le ton, émulsionnée par une pluie de points de suspension. Ces enfantillages rédactionnels, hohoho, qui disent avec tant de simplicité une réalité profonde: bien des parents contemporains n’ont pas avalé le fait d’être adultes et rêvent d’être à la place de leurs enfants. Cet usage massif du syntagme figé, typique du style des réseaux, qui met l’expression du bonheur à la portée de tous, livrée en kit: le compagnon est adorable, le sourire gourmand, les moments délicieux.
Surtout, la maman est comblée. Je peux la voir d’ici, radieuse dans sa cuisine spacieuse, mijotant, d’une main, des ptits plats à s’en lécher les babines, et de l’autre pianotant sur son iPad en adepte enthousiaste de la nouvelle convivialité.
Dieu que la vie est belle et comme il est bon de faire connaître sa félicité. Tenez, je vais prendre exemple et essayer de vous dire mon nirvana professionnel.
Journaliste passionnée, je puise mon énergie débordante dans l’échange avec mes fabuleux collègues et chez les gens formidables que je rencontre tous les jours. Mais c’est surtout dans l’œil ravi de mes lecteurs que je trouve la motivation pour confectionner, semaine après semaine, les savoureux articles qui font le sel de leur vie et de la mienne… hihihi.
Ben quoi? Ça fait Betty Bossy rédactionnelle? D’accord. Soudain, j’ai un doute: il y a bien des robots journalistes. Cette maman comblée, elle ne sent pas un peu l’algorithme mayonnaise?