«Ça va toujours bien. Je viens de recevoir les résultats de mes examens d’apprenti boulanger. J’ai réussi. J’ai dû beaucoup travailler pour y arriver. J’ai fait mon apprentissage dans une boulangerie près de Tramelan et l’école professionnelle à Delémont. Ici en Suisse et là-bas au pays, le niveau d’études n’est pas le même. Je ne pigeais rien aux maths. Le prof m’a beaucoup aidé. J’ai passé des heures à travailler et des dimanches entiers à répéter. Je n’étais peut-être pas le meilleur de la classe, mais le plus assidu. Durant mes trois ans d’apprentissage, tous les jours, deux collègues faisaient des plaisanteries sur les Noirs. «Les Noirs ceci, les Noirs cela.» Mais leurs moqueries entraient par une oreille et ressortaient par l’autre.
Rêve européen
Je suis né en Sierra Leone et j’ai grandi au Togo. Mon père faisait du commerce de savons et de produits de parfumerie. Nous avons ensuite déménagé en Guinée. Je suis issu d’une famille que j’appelle la Chine populaire. Mon père avait 4 femmes. Nous vivions tous ensemble, dans plusieurs petites maisons qui donnaient sur une grande cour. Nous étions 13 garçons et filles. Mon père est mort à 52 ans. J’avais 17 ans et mon but était de quitter l’Afrique, où je n’avais pas d’avenir, pour aller en Europe. En 2003, j’ai enfin quitté Conakry en avion. Une femme d’ambassadeur m’a fait passer pour son fils. J’avais un visa de tourisme. J’étais tellement heureux lorsque j’ai vu les lumières de Paris! Arriver en Europe, c’est une réussite. En fait, c’est la dame qui avait mon passeport. Elle ne me l’a jamais donné. J’avais juste une photocopie, 10 euros et mon sac. Elle m’avait promis une semaine d’hébergement, mais elle m’a déposé à la gare du Nord à 10 h du matin et m’a dit au revoir. J’ai appelé trois numéros de téléphone que l’on m’avait donnés. Un cousin de Melun m’a hébergé. Je voulais d’abord rejoindre mon frère aux Pays-Bas mais, finalement, j’ai rencontré un compatriote qui partait pour la Suisse et je l’ai suivi. Un passeur nous a aidés. Je lui ai versé 400 euros, une somme réunie par ma famille. En passant la frontière vers Genève, je tremblais et je priais beaucoup. Chez nous, c’est mieux de ne jamais quitter son pays plutôt que d’être rapatrié. Même les très pauvres sont bien plus respectés que ceux qui ont échoué. Car pour envoyer un fils en Europe, la famille a dû payer une sacrée contribution.
J’ai fait ma demande à Vallorbe, j’ai ensuite été transféré à Chiasso puis dans le canton d’Argovie où je suis resté deux ans. Pour ma demande d’asile, je me suis fabriqué une histoire, comme me l’avait conseillé le passeur guinéen. C’est très difficile, car la deuxième fois, on oublie certains passages. Ma demande a été rejetée. Juste avant de quitter la Suisse pour tenter ma chance en France, j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme. J’ai tout de suite flashé. Mais elle n’était pas intéressée. Nous avons gardé contact par SMS. Je ne lui ai jamais raconté que je dormais dans la rue.
De paris à reconvilier
Un jour, en décembre 2007, alors que je vivais dans le centre de l’abbé Pierre en Normandie, j’ai reçu un appel. Elle m’annonçait sa venue à Paris. Nous avons passé Nouvel An ensemble. C’est là que notre histoire a commencé. En 2010, nous avons décidé de nous marier et j’ai déménagé à Reconvilier. Dans un mois, je commencerai une formation de deux ans pour devenir pâtissier. Cela va être dur, mais je vais m’accrocher. Je dois plus qu’une fière chandelle à ma femme. C’est grâce à elle tout ça. L’avenir? Mon but est de terminer ma formation, de travailler cinq à dix ans et de me mettre à mon compte. Aujourd’hui, je me sens plus Suisse qu’Africain. Et tant que l’on veut de moi ici, pour rien au monde je ne retournerai en Afrique.»
sabine.pirolt@hebdo.ch
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