Le 3 avril 1968, il a un drôle d’air fiévreux et habité. Il délivre un dernier discours poignant qui semble à chaque instant donner le sentiment qu’il sait qu’il va se faire descendre, dès le lendemain. «Peu m’importe ce qui va m’arriver maintenant, car je suis allé jusqu’au sommet de la montagne.» A la fin, il tombe sur sa chaise comme un boxeur usé, au bout du combat. Il a l’air sonné, littéralement.
Revoyant ces images incroyables de King en sueur, au milieu des diverses célébrations des 50 ans de son «I have a dream», je demeurais fasciné par la modernité et la force de son discours. On croit toujours que la non-violence, ça vous a un côté mou, gentil, presque gnangnan. Et là, avec lui, c’est le contraire: King envoyait des claques de non-violence. Il assénait cette idée en la défendant, mot à mot. Il vous bombardait de formules droit au cœur, de rivières à traverser, d’épreuves à affronter, de collines à grimper, sachant à la fois le blues de Sisyphe et l’espérance.
Je regardais Obama un peu paumé, ensuite. Il sait mieux que quiconque en ce monde qu’il est le résultat de cette parole, de cette capacité à passer par-dessus les rancœurs pour faire de la colère un miracle positif. Ne pas renoncer. Mais transformer la mauvaise énergie en courage. Et Obama se retrouvait là, lors des cérémonies d’hommage à King, à faire devant les caméras le fier-à-bras prêt à attaquer Damas, à grands coups de missiles punitifs. Contradiction, complexité, schizophrénie des puissants: cochez la case qui vous convient.
King a réussi deux paris impossibles. Dire non au sang. Dire oui au rassemblement. Imaginez un type qui se serait par exemple mis à déclarer une sorte de guerre sainte aux racistes blancs américains, en soulignant les multiplicités et les divisions tribalo-religieuses de ses troupes: les Noirs descendant d’esclaves d’Afrique de l’Ouest, ou du Sud, ou subsaharienne, ou de n’importe où. Il n’aurait pas eu la moindre chance, tous se seraient battus entre eux au lieu de chercher la liberté. On y serait encore, là-bas, comme il y a cinq siècles ici, à s’égorger façon Saint-Barthélémy pour des places dans le bus en foutant le feu aux églises. Parfois, il existe vraiment des hommes providentiels: King fut l’un des plus immenses.
«Si chacun se réclame de son Dieu, alors il faut dégager Dieu», a dit un jour Marek Halter. C’est une heureuse façon mécréante de faire avancer le débat, il me semble. Je fais un rêve et un peu de provo, pendant qu’on y est: il est où, le Martin Luther King arabe? Existe-t-il, celui qui parviendrait à faire avaler au monde musulman qu’ils ne sont pas plus des victimes de l’histoire que les autres? Et que le djihad, c’est une des plus vastes fumisteries de l’aventure spirituelle des hommes? Peut-on imaginer un imam éclairé qui refuserait la violence absolument, et surtout: qui réussirait à mettre l’islam lui-même devant l’évidence fraternelle d’un rassemblement pour plus de paix et moins d’identités meurtrières?
Je me lasse ainsi des infinies nuances des centaines de «spécialistes du monde arabe» qui se télescopent sur les écrans, et des massacres au bout des nuances, en Irak et en Iran, en Afghanistan et à Gaza, au Mali et en Libye, en Egypte et en Syrie, désormais. Sunnisme, chiisme, chaféisme, hanafisme, alévisme, salafisme, wahhabisme, druzes, malikisme, soufisme, usulisme ou ibadisme. Vous en voulez encore, courants et écoles? Asharisme, kharidjisme, alaouites, mourides, takfirisme ou zaïdisme, etc., je peux continuer.
Reviens, Mahomet, ils sont devenus fous. Trouve-leur un type genre King: «L’obscurité ne peut pas chasser l’obscurité; seule la lumière le peut. La haine ne peut pas chasser la haine; seul l’amour le peut. Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots.»