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La chronique d’Anna Lietti: des yachts et des châteaux

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Jeudi, 12 Septembre, 2013 - 05:56

Je vous écris de l’île d’Ischia, assise à la terrasse d’un bistrot du port. Dans la brise du soir, les calamars friturent, les pizzas bufflonnent (on est au large de Naples) et les beaux bruns fanfaronnent. Ça baigne.

Une seule chose suscite ma perplexité: les yachts. Il y a quelques années, dans les ports de plaisance, stationnaient des voiliers ou des bateaux à moteur aérodynamiques. On admirait leur élégance racée d’autant plus volontiers qu’ils ne vous bouchaient pas la vue sur la mer. Depuis une décennie, la course aux superyachts s’est emballée. Et le promeneur au bord de l’eau se retrouve à passer en revue une alignée de gros postérieurs luisants à trois étages, qui font comme un mur entre lui et l’horizon. Paradoxe: plus l’endroit est chic, plus le mur est compact. Je ne suis qu’à Ischia, Dieu merci. Qu’est-ce que ça doit être à Antibes ou Porto Cervo!

Voyons quelle est la raison d’être du yacht. La navigation? Très peu. Le plus souvent, le mastodonte est à l’ancre au large d’une localité prisée. Il sert avant tout à recevoir des invités dans un cadre prestigieux. Davantage que ses performances maritimes, c’est son équipement qui en fait la réputation. Sur les plus méga des yachts, on amerrit en hélico, on danse autour de la piscine, on assiste à des projections de cinéma. Comme dans une belle propriété, en somme, mais en plus petit: car, question surface, le yatch le plus long du monde (Eclipse du milliardaire russe Roman Abramovitch: 162,5 mètres) n’arrivera jamais à la cheville du plus riquiqui des châteaux.

Le yacht est donc au riche contemporain ce que le château était au seigneur d’hier: le signe extérieur par excellence de sa puissance et de sa richesse. L’écrin opaque devant lequel défilent les gueux éblouis, rêvant à la vie merveilleuse se déroulant en son intérieur. Moins vaste qu’un château, certes. Mais avec, sur lui, quelques avantages.

D’abord, il crée une égalité des chances entre les riches vieux et nouveaux, du Sud, du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Foin de sombres sauteries en Forêt-Noire, tout le monde a rendez-vous sur la Côte d’Azur. Et les Russes méritants comme Roman Abramovitch peuvent, malgré la pénurie de châteaux disponibles dans leur pays, offrir au monde le spectacle d’un succès à leur image, vitres pare-balles comprises.

Ensuite, au fur et à mesure que le riche s’enrichit, il peut se faire construire un yacht plus grand et plus luisant, qui donnera la mesure précise de sa puissance. Qui c’est qui a le plus gros? Répondre à cette question est plus facile en comparant des bateaux ancrés côte à côte à Monaco que des maisons éparses et de formes dissemblables.

Enfin, le yacht, même s’il est un peu veau, permet de changer d’air, et même de disparaître du jour au lendemain sans laisser d’adresse. Les gueux en colère peuvent envahir le château, pas le bateau. Il suffit de tirer la passerelle et bye-bye.

Justement. En sirotant mon Biancolella d’Ischia à la terrasse du port, je me surprends à rêver de révoltes d’un autre âge. Tirez la passerelle, qu’on voie la mer.

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