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Les belles et la bête

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Jeudi, 19 Septembre, 2013 - 05:55

Long métrage. Excentrique et passionné par le corps de la femme, le Chaux-de-Fonnier Alain Margot suit les Femen depuis deux ans et demi.

«Danger Femen!» Le visiteur qui arrive devant la porte de l’appartement d’Alain Margot, au troisième étage d’une ancienne maison de La Chaux-de-Fonds, est tout de suite au parfum. Sur l’autocollant jaune de mise en garde, la silhouette désormais connue des militantes ukrainiennes, couronne de fleurs sur la tête. Un coup de sonnette, bricolée, et Alain Margot ouvre la porte, en jean, chaussettes beiges, T-shirt, un grand sourire sur le visage. Bienvenue chez l’ami suisse des Femen.

Depuis janvier 2011, ce natif de Sainte-Croix a fait 35 allers-retours entre Kiev et La Chaux-de-Fonds – des séjours de plusieurs semaines – pour tourner un long métrage sur Anna Hutsol, Oksana Shachko, Inna et Sasha Shevchenko, les contestataires ukrainiennes qui mènent leurs actions seins nus. Son titre provisoire: Notre dieu est une femme. Si le cinéaste et photographe a suivi les féministes lors de leurs nombreuses manifestations, il s’est surtout concentré sur la brune de l’équipe, Oksana. «C’est la plus discrète, celle que l’on voit le moins dans les interviews. Elle a fait les Beaux-Arts et peint de magnifiques icônes. C’est elle qui s’occupe de toutes les pancartes, de l’iconographie et de l’aspect visuel du mouvement. Elle est très agile, grimpe facilement sur toutes sortes d’édifices. Elle est cofondatrice du mouvement avec Anna.»

Son long métrage sortira en automne, sous la houlette de Caravel Production, à Lausanne. Alain Margot a été devancé par Kitty Green, une réalisatrice australienne qu’il a souvent rencontrée en Ukraine, sur les mêmes lieux de tournage que lui. La jeune femme a présenté son film, L’Ukraine n’est pas un bordel, lors de la Mostra de Venise, début septembre. Il avoue que c’était la course entre eux deux. «La première fois que nous nous sommes vus à Kiev, nous avons l’un et l’autre tiré une de ces têtes! Mais, finalement, je lui ai même passé quelques-uns de mes plans, car elle a raté des images, après avoir été elle-même arrêtée.»

En Ukraine, ça craint. Sur la grande table de son bureau, les photos effrayantes d’un homme au visage tuméfié. «C’est Viktor, l’homme qui est derrière les Femen, un excellent ami d’Anna Hutsol. Voilà un mois, il allait au local des filles, à Kiev, lorsque des hommes l’ont tabassé. Un coup des services secrets ukrainiens. Il est arrivé la même chose à Anna: des individus l’ont frappée dans un bar. Aujourd’hui, toutes les militantes ont quitté l’Ukraine et vivent à Paris. Elles risquent la prison dans leur pays.»

Lors de la visite de Poutine en Ukraine, fin juillet, trois Femen ont en effet été enlevées, jetées en prison, et leur bureau a été fermé. Lorsqu’elles ont demandé sa réouverture, les autorités ont prétendu y avoir trouvé des mitraillettes et des grenades. Les militantes ont pu fuir avant d’être arrêtées. Mais, dans sa course pour échapper à la police, Oksana s’est cassé les deux bras en sautant d’un mur. «J’irai tourner les dernières images à Paris la semaine prochaine, lorsque le médecin lui enlèvera ses plâtres. Ce sera la fin des Femen en Ukraine. Elles vivent désormais en France.» Alors qu’Alain Margot parle de son film, des images défilent sur le fond d’écran de son ordinateur: celles des militantes ukrainiennes, mais aussi celles qu’il a faites de belles jeunes femmes d’ici ou d’ailleurs. Aux murs de son appartement, d’autres créatures plus ou moins dénudées. Pas de doute, le Chaux-de-Fonnier a une passion: le corps féminin, jeune et beau.

Tout petit déjà, Alain photographiait ses deux sœurs sous tous les angles. Sylvie, la cadette, se souvient en rigolant: «Nous posions pour lui en habits romantiques, dans les tons violets. Il “floutait” les clichés et en faisait des posters qu’il revendait aux copains.» Automatier à Sainte-Croix, François Junod, son ami de toujours, raconte: «On se moquait de lui lorsqu’il photographiait des filles devant une cascade, on lui disait: “Tu fais du David Hamilton!”

Rackham le Gum. Entre 12 et 16 ans, Alain, c’était le photographe de la classe. Il apportait ses clichés numérotés et nous passions commande. Il avait déjà compris comment communiquer.» Car, question expression orale, Alain n’avait pas été gâté par la nature: il bégayait. «A cause de mon handicap, je ne sortais pas avec les copains. Je restais avec mes sœurs et leurs copines, que je photographiais. Le nombre de Sinalco que j’ai pu boire au resto! Eh oui, prononcer Coca-Cola pour un bègue, c’est l’horreur!»

Aujourd’hui encore, il lui arrive de buter sur des mots. «Le nombre de clics que j’ai entendus lorsque j’appelle les maisons de production et que les mots ne sortent pas…» Après l’école de commerce – une étape imposée par sa mère, enseignante, et son père, décolleteur indépendant –, le jeune homme entre aux Beaux-Arts à Lausanne. Il fera encore son CAP et enseignera le dessin dans une école lausannoise. Alain Margot pose alors sa candidature au programme télévisé Le Grand Raid/Le Cap - Terre de Feu, soit la course autour du monde de dix jeunes reporters-cinéastes francophones. Il se compose un personnage resté dans les mémoires: le déjanté antihéros Rackham le Gum. «Après cette aventure, il n’y avait aucun doute: je voulais continuer à faire des films.» C’est ce qu’il fera.

Si le cinéaste a travaillé pour BAT ou Breitling, il a également réalisé un long métrage sur les célèbres automates de François Junod. Celui-ci raconte: «C’est un excellent photographe; il sait composer une image. Parmi tous les films qui ont été faits sur mes automates, c’est lui qui a réalisé le meilleur. Il saisit les détails, comprend les mouvements. Il a le feu sacré. Il a également besoin de créer son monde; c’est ce qu’il a fait ces dernières années autour des Femen. Evidemment, c’est plus fort que lui, il a filmé ce à quoi on n’a pas le droit de penser: les décolletés, les fesses et les seins.»

Voyeur assumé. Son monde, c’est également le Train fantôme, à La Chaux-de-Fonds, une très vieille bâtisse de trois étages. Des milliers de photos de jolies filles, toutes présentées dans des cadres, s’y bousculent. L’endroit fourmille de milliers d’objets: trophées de chasse, caniche en coquillages, vraie peau de boa de 5 mètres, squelettes, tableaux ou lampadaire kitsch. Une chambre, au sol qui paraît se dérober sous les pieds, met en scène des mannequins nus dans des poses lascives: c’est l’antre aux esclaves. Une autre pièce est consacrée aux aïeuls, couchés dans leur lit et gardés par un mannequin assis dans une cuve. Une semi-obscurité et une musique inquiétante finissent de parfaire l’ambiance. Après le passage des Femen au Club 44 de La Chaux-de-Fonds – c’est lui qui les a fait venir en Suisse en 2011 –, il leur a consacré un bar, décoré de dizaines de photos. Dans une pièce adjacente, des centaines d’autres documentent leurs actions.

Ce mercredi soir 11 septembre – comme tous les vendredis 13 et le jour d’halloween –, Alain Margot a ouvert toutes grandes les portes de son Train fantôme. Fidèle ami, Loïc Pipoz est venu boire un verre. Il explique, dans un demi-sourire: «Dans ce lieu, on entre un peu dans la tête d’Alain Margot.» Cela fait dix ans que ce trentenaire côtoie le cinéaste. «C’est la première fois que je le vois tapisser (avec des clichés des Femen, ndlr) le Train fantôme avec ce qu’il fait.» L’informaticien raconte cet homme célibataire qui vit en marge de la société, avec des codes qui dérangent. «Beaucoup pensent qu’il n’est pas au service de la femme avec ses images. Mais ils se trompent, car ses photos ne sont jamais dégradantes. Lui s’en fiche. C’est sa vie, un point c’est tout.» Il parle encore de cet immense bosseur qui ne s’arrête jamais, se donne corps et âme, sept jours sur sept à ses projets. «Alain, c’est un type un peu bizarre qui ressemble tellement à rien avec ses dents mal foutues et ses grosses lunettes noires. Mais il emballe les gens avant même qu’ils l’aient remarqué.»

Démarche courageuse. Emballée, Cristina Yakovleva, 21 ans, étudiante à l’Ecole d’arts appliqués (EAA) de La Chaux-de-Fonds, l’est complètement par le personnage. La jeune femme a grandi à Saint-Pétersbourg et est arrivée en Suisse, avec sa mère, à l’âge de 13 ans. Sa passion, c’est la guitare. Le cinéaste avait besoin d’un Russe pour traduire des passages de son film. Un ami, prof à l’EAA, lui a donné le nom de Cristina. Un jour après avoir vu le long métrage, elle composait et interprétait la première chanson pour le film. Enchanté, Alain Margot lui a demandé d’autres compositions. Un pianiste et un accordéoniste enrichissent une bande-son fort convaincante. Cristina: «Il m’a fait confiance, mais lorsqu’il pensait que je n’allais pas dans la bonne direction, il me le disait. En fait, Alain sait très précisément ce qu’il veut et où il désire aller. Il t’y emmène petit à petit. Je trouve sa démarche sur les Femen très courageuse. En Ukraine, c’est très dangereux de s’intéresser à elles.»

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Thierry Porchet
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