Julie Zaugg
Reportage. L’Empire du Milieu multiplie les médailles à Rio de Janeiro. Un succès fondé sur un système d’académies sportives brutales, véritables usines à athlètes, qui broient les esprits et les corps.
Les deux plongeurs chinois sont en équilibre au bord de la planche, raides comme des piquets. Ils prennent une inspiration, fléchissent les genoux et s’élancent dans les airs, tourbillonnant sur eux-mêmes, parfaitement synchronisés, avant de fendre l’eau presque sans faire d’éclaboussures. Chen Aisen et son partenaire Lin Yue sont en lice pour le plongeon synchronisé à 10 mètres aux Jeux olympiques de Rio de Janeiro. Le troisième tour vient de se terminer et ils sont en tête du classement.
De l’autre côté du globe, à l’académie sportive Wei-Lun, à Guangzhou, il est 3 heures du matin. La mère de Chen Aisen, sa coach et une poignée de membres de l’équipe de plongeon de l’école sont venus assister au sacre d’un des leurs, diffusé sur grand écran dans une petite salle décorée de drapeaux olympiques et de bannières chinoises. «En se rendant aux JO, mon fils a réalisé la moitié de son rêve, glisse la mère de cet athlète qui a commencé à s’entraîner à 3 ans. S’il reçoit l’or, il l’aura accompli en entier.» Le sixième et dernier tour s’achève. Les deux plongeurs ont réalisé un saut parfait. Ils ont gagné.
Machine à médailles d’or
La Chine, qui a la plus importante délégation à Rio avec 416 athlètes, est une machine à remporter des médailles d’or. A Londres en 2012, elle en a récolté 38, devancée uniquement par les Etats-Unis. Quatre ans plus tôt, alors qu’elle hébergeait les Jeux sur son territoire, à Pékin, elle en a obtenu 51, loin devant les 36 médailles d’or américaines.
Il n’en a pas toujours été ainsi. La Chine a boycotté les Jeux olympiques entre 1952 et 1980 pour protester contre le droit accordé à Taiwan de concourir en tant que nation indépendante. Le Comité olympique est toutefois revenu sur cette décision en 1979, et Pékin a repris sa place dans la famille olympique.
«Les Jeux d’été de 1984 à Los Angeles marquent le début de la montée en puissance de la Chine», relève David Wallechinsky, président de la Société internationale des historiens olympiques. L’ascension a été fulgurante: si le pays n’a occupé la première place du podium que cinq fois à Séoul en 1988, il a obtenu l’or 32 fois à Athènes en 2004, se hissant à la deuxième place du classement des médailles.
Pour la Chine, les Jeux olympiques représentent un outil diplomatique. «A partir des années 80, Pékin s’en est servi pour prouver l’émergence d’une Chine nouvelle qui joue un rôle dominant sur la scène internationale, mais aussi pour montrer au reste du monde l’image d’une nation ouverte et moderne», détaille Xu Guoqi, historien, auteur de l’ouvrage Olympic Dreams: China and Sports.
Pour réaliser son rêve olympique, Pékin a mis en place un système de formation des athlètes centralisé, géré par l’Etat. Des millions ont été dépensés pour débaucher des entraîneurs à l’étranger, construire des infrastructures sportives de luxe et adopter les dernières technologies en matière de science du sport. «En gymnastique, les coachs travaillent en binôme avec des biomécaniciens qui passent leur temps à analyser, au ralenti, des vidéos des figures accomplies par les athlètes», raconte Jeff Thomson, un coach de gymnastique canadien qui a observé les entraînements en Chine.
Pour maximiser ses chances, Pékin a mis l’accent sur les disciplines qui comportent un grand nombre de spécialités – et donc de médailles – comme la natation, la gymnastique, le judo, le canoë-kayak ou le plongeon. «Le gouvernement a en outre identifié un certain nombre de sports pratiqués seulement par un petit nombre de pays, où la compétition n’est pas très forte, comme le tir, le tennis de table ou le badminton», précise David Wallechinsky. Constatant que le taekwondo était pratiqué essentiellement par des athlètes coréens, la Chine a monté sa première équipe nationale en 1995, remportant l’or en 2000 à Sydney.
Le sport féminin, systématiquement sous-financé, a lui aussi capté l’attention du gouvernement. Il a mis sur pied un ambitieux programme d’entraînement pour l’haltérophilie féminine, obtenant une médaille d’or en 2004 à Athènes.
Mais la véritable colonne vertébrale de la machine olympique chinoise, ce sont les 2183 académies sportives du pays, qui hébergent quelque 400 000 élèves. Liang Cheng avait 6 ou 7 ans lorsqu’il a été recruté pour devenir gymnaste professionnel. «Des gens du gouvernement sont venus dans mon école et ont sélectionné les enfants les plus prometteurs en nous observant et en nous demandant d’effectuer des exercices», se souvient-il.
Pékin a mis sur pied un vaste réseau de découvreurs de talents qui sillonnent le pays en quête de la prochaine star olympique. Ils passent les enfants en revue, à la recherche de certaines caractéristiques physiques. Ceux avec de bons réflexes et une bonne coordination se formeront au tennis de table; ceux avec de grandes mains et des bras courts se mettront à l’haltérophilie; ceux qui sont flexibles et ont de l’équilibre deviendront gymnastes ou plongeurs.
Après s’être fait repérer, Liang Cheng a été enrôlé dans un internat sportif dans la capitale provinciale de Hangzhou, à plusieurs centaines de kilomètres de sa ville natale, Wenzhou. Il n’a presque plus revu sa famille. «J’ai récemment renoué contact avec mon frère, relate le gymnaste âgé de 42 ans. Je le connaissais à peine, car j’avais passé si peu de temps avec lui.»
La plupart des enfants envoyés dans ces écoles sont des fils et filles de paysans ou d’ouvriers. La famille de Liang Cheng est issue de la classe moyenne, mais elle a tout perdu durant la révolution culturelle. «Pour ces gens, la chance de recevoir une formation sportive professionnelle aux frais de l’Etat est perçue comme une aubaine», souligne Jeff Thomson.
Discipline de fer
Dans ces internats sportifs, il règne une discipline de fer. «Leurs méthodes sont directement inspirées de celles employées dans l’ancien bloc soviétique», note Susan Brownell, anthropologue spécialisée dans le sport chinois. Celles qui ont produit les gymnastes roumaines et les nageuses est-allemandes des années 80.
Le lendemain de la victoire de Chen Aisen, la vie a repris son cours normal à l’académie Wei-Lun, à Guangzhou. De jeunes coureurs d’endurance à la musculature impressionnante font des tours de terrain pendant que l’équipe de badminton s’échauffe sur un carré d’herbe. Ce campus héberge plus de 1300 élèves âgés de 5 à 18 ans. «Nous avons déjà envoyé plus de 20 athlètes aux Jeux olympiques, indique l’entraîneur en chef de l’école, Zhang Yongchun. Nos principales forces sont le plongeon, la gymnastique, l’escrime, le trampoline et le tennis de table.»
Dans l’un des immeubles rose pâle qui abritent les salles d’entraînement, la session de trampoline bat son plein. Un garçonnet âgé de 7 ans saute, rebondit, saute plus haut encore, puis effectue une pirouette sous le regard attentif de sa coach, qui hurle des instructions depuis une estrade. Au sol, une fillette fait la planche en grimaçant, un chronomètre placé devant elle. Il fait une chaleur moite et étouffante. Les seuls bruits sont ceux des ressorts des trampolines qui se détendent à chaque fois qu’un gamin se hisse dans les airs et le râle poussif d’un vieux ventilateur.
«Nous nous entraînions avant le petit-déjeuner, le matin, l’après-midi et même le soir, se souvient Liang Cheng. La seule pause était une courte sieste après le repas de midi.» Ce régime draconien ne laisse que peu de place aux études. «La plupart de ces jeunes athlètes ne vont plus du tout à l’école ou seulement quelques heures par semaine», note Susan Brownell. Beaucoup savent à peine lire.
La surveillance ne se relâche jamais. «Les athlètes passent vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble, dormant dans des dortoirs, mangeant à la cantine, raconte Marek Ploch, un coach polonais de canoéisme qui a entraîné l’équipe nationale chinoise entre 2002 et 2010. Ils sont traités comme à l’armée, obligés de marcher en file indienne dans les couloirs.» Les loisirs et les visites familiales ne sont pas encouragés.
L’entraînement lui-même est fondé sur la répétition et la routine. Les jeunes archers passent une année entière à s’exercer à tendre puis à relâcher la corde de l’arc avant même d’avoir le droit de tirer une seule flèche.
Les méthodes employées peuvent être brutales: les histoires de gymnastes dont les jambes sont nouées durant la nuit pour accroître leur flexibilité, de plongeuses battues par leur coach ou de marathoniens obligés de boire du sang de tortue pour accroître leur endurance abondent.
La nouvelle volée d’élèves de plongeon de l’école Wei-Lun vient d’arriver. Agés de 5 ans à peine, ils s’exercent à faire le grand écart sur des tapis de gym bleus qui sentent la transpiration, pendant que leurs collègues un peu plus âgés s’élancent depuis des planches qui donnent sur des bassins remplis de cubes de mousse jaune. L’une des coachs s’approche d’un garçonnet en t-shirt jaune, pose un pied sur une de ses jambes, saisit l’autre et la tend derrière sa tête. Il crie de douleur et fond en larmes. Au fond de la salle, une bannière somme ces sportifs en herbe de «travailler ensemble pour la gloire du plongeon chinois».
Dérapages fréquents
La pression pour obtenir des résultats est forte. «Les gymnastes de l’équipe nationale qui ne progressaient pas assez vite étaient aussitôt rétrogradés au niveau provincial», se remémore Liang Cheng, qui a dû renoncer à sa carrière à 22 ans, juste avant les Jeux olympiques de 1996 à Atlanta, à cause d’une blessure. Moins de 1% des élèves enrôlés dans les académies sportives atteignent les JO.
Dans ce climat, les dérapages sont fréquents. En 2006, l’académie sportive de Liaoning a été condamnée pour avoir régulièrement injecté des stéroïdes à ses élèves. Lorsqu’un nouveau test antidopage portant sur l’érythropoïétine a été annoncé juste avant les JO de Sydney, l’équipe chinoise a subitement perdu 10% de ses membres.
Les soupçons de dopage sont particulièrement forts dans la natation. A Londres en 2012, la nageuse Ye Shiwen (16 ans) a battu un record mondial et obtenu deux médailles d’or, effectuant sa dernière traversée plus rapidement que le prodige américain Ryan Lochte. «Incroyable, dérangeant et suspicieux», a commenté John Leonard, le directeur de l’Association américaine des coachs de natation.
Le calvaire des sportifs chinois ne s’arrête pas là. Yang Wenjun avait 19 ans lorsque le coach de canoë Marek Ploch l’a rencontré. «Il n’était que le numéro 6 chinois, mais son talent exceptionnel était déjà évident», se souvient le Polonais. Ses efforts étaient toutefois freinés par une hépatite qui l’affectait depuis l’enfance. «Cela le fatiguait beaucoup et l’empêchait de forcer sur les entraînements», se remémore son ancien coach. Qu’importe, il persévère. En 2004, il obtient l’or aux Jeux olympiques d’Athènes, en duo avec son partenaire.
Epuisé, il veut prendre sa retraite. Mais les autorités sportives chinoises ne l’entendent pas de cette oreille. Elles iront jusqu’à le menacer de lui enlever l’appartement offert quelques années plus tôt – dans lequel vit toute sa famille – ainsi que les emplois de fonctionnaires fournis à ses parents. Ce fils de paysans choisit de continuer et remporte de nouveau l’or en 2008 à Pékin. En 2010, on l’autorise enfin à arrêter la compétition.
Même à la retraite, le sort des athlètes n’est pas assuré. «Ils se font en général promettre un emploi dans une entreprise publique ou au sein d’une fédération sportive, mais ces engagements ne sont pas toujours tenus et leur manque d’éducation rend toute reconversion difficile», relève Susan Brownell.
Zhou Chunlan, une ancienne haltérophile, s’est retrouvée à travailler dans un bain public pour 10 centimes de l’heure. La marathonienne Ai Dongmei a revendu toutes ses médailles et s’est mise à vendre du popcorn le long de la route. Le gymnaste Liang Cheng, après sa blessure, a pour sa part émigré au Canada et est devenu coach dans un club de gymnastique de l’Alberta.
Si les académies sportives et leurs entraînements stakhanovistes restent au cœur de la machine olympique chinoise, le pays a commencé une lente évolution. «Les parents issus des nouvelles classes moyennes n’ont plus envie d’envoyer leurs enfants dans l’une de ces écoles brutales», fait remarquer Susan Brownell.
En parallèle, l’Etat a pris conscience de l’importance de promouvoir la pratique du sport auprès de la population. Une partie des fonds autrefois consacrés à la quête de médailles aux JO est désormais attribuée à des campagnes de santé publique et au développement d’une infrastructure sportive dans les écoles.
Au Canada, Liang Cheng a été frappé de constater que la gymnastique n’était pas réservée aux sportifs d’élite. «Tout le monde en faisait pour le plaisir, les enfants comme les adultes», sourit-il. En 2010, il a décidé de transposer cette idée en Chine avec Jeff Thomson.
Les deux hommes ont créé leur premier club de gymnastique, Inspire Sports, en 2011 non loin de Shanghai. Le succès a été immédiat. Trois autres ont vu le jour depuis. Pour distinguer leur initiative des austères académies de gymnastique, ils ont dû modifier le nom de la discipline. Ils l’ont renommée happy gymnastics.